vendredi 12 février 2010

Traduction d'un article d'A. J. Woodman : partie 1.

Voici enfin l'article d'A. J. Woodman dont je vous parle depuis un petit moment maintenant. A. J. Woodman est un chercheur reconnu en historiographie romaine, qui a surtout travaillé sur Salluste et Tacite, mais qui s'est aussi intéressé à la poésie augustéenne (Catulle, Horace). Il enseigne actuellement à l'université de Virginie, où il occupe la Basil L. Gildersleeve Chair of Classics.

Cet article porte sur la nécessité, en général, de lire les textes antiques dans leur langue originale, en ne se contentant pas d'une traduction, car même un bon traducteur ne pourra jamais rendre toutes les nuances contenues dans le texte de départ. C'est tout à fait vital pour les textes d'historiographie, car seul le latin de l'auteur permet de saisir la nature véritable du texte, qu'on fasse des recherches en histoire romaine ou en littérature latine.

Sur ce, je vous laisse lire l'article. Je l'ai divisé en cinq parties, en mettant, à chaque fois, des liens vers la partie précédente et suivante. Inutile de dire que, si vous tombez sur des fautes de français (ce qui inclut fautes d'orthographe, de grammaire, de frappe et phrases mal formulées), j'en porte l'entière responsabilité. Alors signalez-les-moi en commentaire, pour que je puisse les corriger ! Merci !




Les lecteurs et la réception d'un texte : étude d'un cas.

A. J. Woodman


in A Companion to Greek and Roman historiography, Cambridge 2007




En 18 après J.C., Germanicus, le prince charismatique – neveu et fils adoptif de l'empereur Tibère – devint consul pour la seconde fois et s'embarqua pour un voyage passant par les sites mémorables du monde méditerranéen, qui le mena en Grèce, en Asie Mineure et en Egypte. Ce ne fut évidemment pas avant l'année suivante qu'il atteignit l'Egypte, où, bien que bilingue en latin et en grec, il se trouva incapable de comprendre les inscriptions sur les monuments qui étaient là : elles étaient écrites en caractères égyptiens et on donna l'ordre à un vieux prêtre de les lui traduire. De là, il continua en direction de la Syrie, où il entra en conflit avec le gouverneur de la province, Calpurnius Pison, et, peu de temps après, trouva la mort à Antioche dans des circonstances mystérieuses. Lorsqu'on apprit la nouvelle de cette tragédie, il y eut, dans le monde entier, un déchaînement de manifestations de deuil non réprimées et des théories du complot surgirent immédiatement à propos de la cause de cette mort prématurée. Quand Pison revint à Rome en 20 après J.C., il fut accusé, entre autres choses, d'avoir empoisonné Germanicus et, au milieu de son procès, on le trouva mort dans sa chambre, à l'évidence victime d'un suicide : il avait été poignardé à la poitrine et une épée reposait à son côté, sur le sol.

Les derniers épisodes de cette histoire fascinante ont récemment beaucoup attiré l'attention des chercheurs, en raison de deux inscriptions découvertes en Espagne. La première d'entre elles, la Tabula Siarensis, nous éclaire sur les honneurs rendus à Germanicus après sa mort. La seconde, le Senatus Consultum de Cnaeo Pisone Patre, comprend le compte-rendu du procès de Pison devant le Sénat. Pourtant, même sans cette dimension supplémentaire d'actualité, le dernier voyage de Germanicus constitue un sujet attirant en soi, se trouvant, comme il l'est, quelque part entre le pèlerinage et le tourisme et incluant des "lieux de mémoire" sur sa route. La principale source à son sujet est le livre II des Annales de Tacite (53-61 et 69-73), qui commence comme suit (53.1-3) :


Sequens annus Tiberium tertio, Germanicum iterum consules habuit. Sed eum honorem Germanicus iniit apud urbem Achaiae Nicopolim, quo uenerat per Illyriam oram uiso fratre Druso in Delmatia agente, Hadriatici ac mox Ionii maris aduersam nauigationem perpessus. Igitur paucos dies insumpsit reficiendae classi ; simul sinus Actiaca uictoria inclutos et sacratas ab Augusto manubias castraque Antonii cum recordatione maiorum suorum adiit. Namque ei, ut memoraui, aunculus Augustus, auus Antonius erant, magnaque illic imago tristium laetorumque. Hinc uentum Athenas foederique sociae et uetustae urbis datum ut uno lictore uteretur. Excepere Graeci quaestissimis honoribus, uetera suorum facta dictaque praeferentes quo plus dignationis adulatio haberet.


Le problème avec ce passage, comme avec les inscriptions elles-mêmes, est qu'il est écrit en latin, langue qui n'est comprise par presque personne au XXIème siècle : la plupart des gens, aujourd'hui, s'ils étaient confrontés à elle, se trouveraient dans la même position que Germanicus lui-même lorsqu'il fut confronté aux hiéroglyphes égyptiens. Ce problème est particulièrement aigu pour les étudiants qui étudient le monde antique, dont il y a un nombre significatif dans les colleges et les universités et qui, de nos jours, constituent le plus vaste groupe d'un même type de lecteurs potentiels des Annales de Tacite. Comment les étudiants auront-ils accès au texte de Tacite ? La réponse est évidemment qu'ils consulteront une traduction.


Voici quatre traductions "standard" du passage II 53 des Annales, publiées en gros à vingt ou trente ans d'intervalle au cours des cent vingt dernières années :


A) "L'année suivante, Tibère assura son troisième, Germanicus son deuxième, consulat. Germanicus, cependant, entra en charge à Nicopolis, une cité d'Achaïe, où il était arrivé par la côte de l'Illyrie, après avoir vu son frère Drusus, qui était alors en Dalmatie, et enduré un voyage marqué par les tempêtes à travers l'Adriatique et, ensuite, la mer Ionienne. Il consacra donc quelques jours à la réfection de sa flotte et, au même moment, en souvenir de ses ancêtres, il visita la baie que la victoire d'Actium avait rendue célèbre, les dépouilles consacrées par Auguste et le camp d'Antoine. Car, comme je l'ai dit, Auguste était son grand-oncle, Antoine son grand-père, et, sur les lieux, il avait devant les yeux de vives images de désastre et de succès. De là il alla à Athènes et là, comme concession au traité que nous avions passé avec une cité alliée et ancienne, il ne fut assisté que d'un seul licteur. Les Grecs l'accueillirent avec les honneurs les plus élaborés et mirent en avant les anciens hauts faits et paroles de leurs concitoyens, pour donner une dignité supplémentaire à leurs flatteries." (Church et Brodribb, 1884)



B) "ANNÉE 18 CONSULS TIBÈRE CÉSAR AUGUSTE III ET GERMANICUS CÉSAR II.


Tibère entra alors dans son troisième consulat, Germanicus dans son deuxième. Germanicus entra en charge à Nicopolis, une ville de la province d'Achaïe, qu'il avait atteinte en passant par la côte illyrienne, après avoir rendu visite à son frère Drusus, dont les quartiers étaient alors en Dalmatie. Ayant rencontré du mauvais temps sur l'Adriatique et à nouveau dans le Golfe ionien, il passa quelques jours à Nicopolis pour faire des réparations. Depuis cet endroit, il visita la baie rendue célèbre par la victoire d'Actium, où il contempla les dépouilles consacrées par Auguste et le camp d'Antoine. Ces scènes firent revivre des souvenirs de famille dans sa mémoire ; car, comme il était le petit-neveu d'Auguste et le petit-fils d'Antoine, elles convoquaient devant ses yeux de nombreuses visions de triomphe et de désastre. De là il passa à Athènes, où, se conformant au traité que nous avions passé avec cette cité ancienne et alliée, il se contenta d'un seul licteur. Il fut reçu avec des attentions extraordinaires, les Grecs faisant étalage des exploits et des paroles de leurs ancêtres pour ajouter de l'importance à leurs flatteries." (Ramsay, 1904)



C) "L'année suivante trouva Tibère consul pour la troisième fois, Germanicus pour la deuxième. Ce dernier, cependant, entra en charge dans la cité achéenne de Nicopolis, qu'il avait atteinte en faisant du cabotage le long de la côte illyrienne, après une visite à son frère Drusus, résidant alors en Dalmatie : la traversée avait été marquée par des tempêtes aussi bien sur l'Adriatique que, plus tard, sur la mer Ionienne. Il passa quelques jours, par conséquent, à réparer sa flotte, tandis que, au même moment, évoquant la mémoire de ses ancêtres, il contempla le golfe immortalisé par la victoire d'Actium, en même temps que les dépouilles qu'Auguste avait consacrées et le camp d'Antoine. Car Auguste, comme je l'ai dit, était son grand-oncle, Antoine son grand-père ; et devant ses yeux s'étendait dans son entier le célèbre tableau d'un désastre et d'un triomphe. - Il arriva ensuite à Athènes, où, par déférence envers le traité que nous avions passé avec une cité alliée et que son passé honorait, il n'eut recours qu'à un seul licteur. Les Grecs le reçurent avec les compliments les plus élaborés et, afin de tempérer leur adulation par de la dignité, firent étalage des anciennes actions et paroles de leurs compatriotes." (Jackson, 1931)



D) "L'année suivante, Tibère fut consul pour la troisième fois, Germanicus pour la deuxième. Ce dernier commença sa charge à Nicopolis, dans la province d'Achaïe, qu'il avait atteinte le long de la côte adriatique, après avoir visité son frère Drusus, stationné alors en Dalmatie. Puisqu'il y avait eu des tempêtes aussi bien sur l'Adriatique que sur la mer Ionienne, il passa quelques jours à Nicopolis à faire l'entretien de sa flotte. Il profita de cette opportunité pour visiter le golfe célèbre pour la victoire d'Actium, ses dépouilles consacrées par Auguste et le camp d'Antoine. L'endroit lui fit se souvenir de ses ancêtres, car, comme je l'ai fait remarquer, il était le petit-neveu d'Auguste et le petit-fils d'Antoine. Là, son imagination put faire rejouer de grands triomphes et de grandes tragédies.

Puis il visita Athènes, se contentant d'un compagnon officiel, par égard pour le traité d'alliance que nous avions passé avec cette ancienne cité. Les Grecs le reçurent avec des compliments hautement élaborés et des flatteries d'autant plus marquantes qu'ils mettaient l'accent sur les hauts faits et paroles passés de leur propres compatriotes." (Grant, 1956)



Si des étudiants devaient comparer ces traductions les unes avec les autres, de quelque manière que ce soit, ils remarqueraient bientôt les nombreux décalages entre elles et se demanderaient vite laquelle, s'il y en a une, donne une image précise du latin de Tacite. Voulant une réponse à cette question et ne connaissant pas eux-mêmes le latin, ils penseraient peut-être à demander conseil à l'un de leurs professeurs – c'est-à-dire à un chercheur professionnel sur l'Antiquité, exactement comme Germanicus eut recours à un vieux prêtre. Malheureusement, cependant, certains chercheurs croient que le prêtre égyptien était lui-même incapable de comprendre les inscriptions de sa terre natale et qu'il a tout simplement inventé une histoire élaborée pour impressionner son royal visiteur. Mais, certainement, on ne peut pas dire la même chose, aujourd'hui, des chercheurs professionnels sur l'Antiquité ?


Vers la partie 2.

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