vendredi 12 février 2010

Traduction d'un article d'A. J. Woodman : partie 2.

La réponse à cette question présente deux aspect distincts. En faisant le compte-rendu d'un livre écrit par un universitaire étudiant l'Antiquité et publié par une maison d'édition universitaire distinguée, un chercheur s'est dit étonné par certaines idées de l'auteur sur le latin et avoua qu'il avait peu confiance en le discernement de l'auteur ou en sa capacité à comprendre, au niveau le plus élémentaire, les textes latins dont il discutait dans son livre. Bien que l'auteur se décrive comme un spécialiste de l' "historiographie", il ne serait à l'évidence pas une source de conseil appropriée pour des étudiants souhaitant connaître quelque chose sur le texte latin du plus grand historien de Rome. Dans un autre livre récent, écrit par un prolifique professeur de lettres classiques et décrit par son critique érudit comme quelqu'un "que toute personne étudiant l'Antiquité devrait lire", la traduction Loeb, alors de référence, de Quintilien par Butler, en X 7.30, était citée ainsi : "les notes d'autres orateurs sont aussi en circulation [quoque]". Comme il est clair d'après son insertion, cette auteure pense que quoque ("aussi", qui apparaît plus tôt dans la phrase de Butler) signifie "en circulation" ou, comme elle le formule dans son élucidation du passage, " "ici et là" (quoque)". Cette erreur l'amène à mal comprendre le passage de Quintilien et, dès lors, de mal utiliser la preuve qu'il fournit, dans l'argument qui suit. Clairement, cette auteure ne serait pas le chercheur idéal avec lequel discuter du célèbre point épineux (34.3) dans les Res Gestae d'Auguste, une des inscriptions les plus importantes qui nous soient parvenues depuis l'Antiquité, où le problème tourne autour de la question de savoir si le premier empereur de Rome a écrit quŏque = "aussi" ou quōque = "chacun".

Bien qu'il soit difficile de dire dans quelle mesure ces chercheurs sont représentatifs de la recherche actuelle sur l'Antiquité, ce ne sont certainement pas des exemples isolés. Bien sûr, personne n'est immunisé contre une erreur occasionnelle et peu de chercheurs pourraient déclarer sans faute leur connaissance de la langue, mais il se trouve qu'un nombre significatif de chercheurs professionnels sur l'Antiquité sont dans le cas où ils ont une connaissance du latin moins sûre que ce à quoi on pourrait s'attendre. Cependant ce n'est qu'un aspect du problème. Il n'est pas moins inquiétant qu'il y ait, au moins en Grande-Bretagne, des chercheurs sur l'Antiquité qui ne connaissent pas le latin – qui, en vérité, ne voient pas le besoin de connaître le latin – mais qui sont employés dans les départements universitaires dédiés aux études sur l'Antiquité pour enseigner à des étudiants. De tels chercheurs seraient manifestement tout à fait incapables d'aider n'importe quel étudiant bien intentionné, mais ne connaissant pas le latin, à propos du texte des Annales de Tacite. Et, au cas où l'on serait tenté de demander en quoi cela importe, comment réagirait-on en apprenant qu'un spécialiste du Troisième Reich ne connaissait pas l'allemand ? Ou qu'un cardiologue ne connaît pas l'anatomie de base ? Pourtant, on ne réfléchit pas une deuxième fois au fait que les agences nationales d'accréditation en Grande-Bretagne peuvent donner les meilleures notes à des programmes d'études ou de recherche de départements universitaires étudiant l'Antiquité où les étudiants reçoivent tous les jours l'enseignement en histoire grecque et romaine de chercheurs qui, eux-mêmes, ne peuvent pas lire un seul mot écrit par un historien grec ou romain.

Une telle ignorance est le symptôme d'un malaise plus vaste. On a récemment cité le président d'un département étudiant l'Antiquité en Grande-Bretagne, lorsqu'il a dit, durant une interview, que l'Antiquité est "l'ultime sujet interdisciplinaire. C'est de la littérature, de l'histoire, de l'archéologie, de la philosophie politique et de l'art, le tout mêlé en un. Vous pouvez obtenir les bases dans les toutes dernières techniques de critique littéraire, les théories archéologiques les plus récentes et les approches historiques les plus à la mode". La réaction de son interviewer à cette déclaration fut d'assurer ses lecteurs que "Toutes les universités n'ont pas de départements étudiant l'Antiquité qui bouillonnent" comme celui du professeur dont elle faisait le portrait ; le sien, expliquait-elle, "est vivant, en partie parce qu'il a tellement changé. Fini l'accent sur l'apprentissage des langues anciennes. A la place, vous êtes diplômés en civilisation classique et en histoire ancienne et lisez des traductions plutôt que les textes originaux." Le message est absolument clair. Moins on met l'accent sur le latin et le grec, plus votre sujet et votre département seront "bouillonnants" et "vivants". Cependant, on n'explique pas comment on attend des étudiants qu'ils appliquent "les toutes dernières techniques de critique littéraire" à des textes qu'ils ne peuvent pas lire.

Le fait est que les étudiants qui ne connaissent pas le latin ou le grec sont paralysés par une ignorance de la langue qui, dans la plupart des cas, n'est pas de leur propre faute. Ils sont éduqués dans une culture où on leur assure à la fois explicitement et implicitement que lire des textes en traduction est une manière adéquate d'étudier ; ils sont pourtant empêchés d'affirmer quoi que ce soit sur leurs textes, parce que, ne connaissant pas ce que disent les textes originaux, ils sont incapables de savoir s'il y a là quelque chose sur quoi fonder leurs affirmations : ils sont à jamais obligés soit de faire confiance à leurs traductions, soit de dépendre de la connaissance supérieure que d'autres ont de la langue. Non seulement cela représente le complet opposé du scepticisme et de l'indépendance intellectuels qu'on considère comme les buts que l'éducation moderne doit désirer atteindre, mais cela signifie aussi qu'ils ne peuvent soumettre à des interrogations informées tout professeur qui se trouve connaître la langue originale.

Un autre professeur travaillant sur l'Antiquité, faisant récemment le bilan de la manière dont son sujet a été enseigné depuis des décennies au Royaume-Uni, fit allusion avec condescendance à ceux qui ont essayé de se faire les champions "de la défense de standards de langue pour quelques-uns". Cela paraît pour le moins dépréciatif pour ces professeurs dévoués qui, à l'école, au cours de nombreuses années, ont renoncé à leur heure du déjeuner et au reste de leur temps libre, pour préserver, souvent face à une opposition déterminée de la part de leurs supérieurs, les langues de la Grèce et de Rome et pour transmettre l'amour qu'ils ont pour elles aux générations futures ; mais ce chercheur souscrit à l'évidence au point de vue exprimé récemment par un spécialiste d'histoire ancienne, à savoir que, dans la recherche traditionnelle sur l'Antiquité, "l'accent sur les langues mortes rend les choses trop difficiles pour attirer plus de monde" et que "son élitisme est contre l'esprit du temps et n'est pas démocratique". Selon cette logique pervertie, pernicieuse et solipstique, la connaissance de la langue représente une distinction et toute forme de distinction offense la sensibilité de ceux qui font étalage d'eux-mêmes, quelque improbable que ce soit, comme les champions de l' "égalité". Curieusement, ces mêmes personnes ne se plaignent pas du savoir "non démocratique" du pilote qui les transporte à leurs conférences internationales ou de l' "élitisme" des pédiatres qui s'occupent de leur enfant malade à l'hôpital. Mais les étudiants sont des proies faciles pour leur égalitarisme vicariant et, puisque tous les étudiants ne peuvent connaître le latin et le grec, il est plus "démocratique" d'insister pour que les textes antiques soient lus par l'intermédiaire d'une traduction. Une telle auto-indulgence de la part de leurs enseignants représente une abrogation de leur responsabilité à l'égard de générations d'étudiants.


Vers la partie 1.

Vers la partie 3.

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