vendredi 12 février 2010

Traduction d'un article d'A. J. Woodman : partie 3.

Puisque les traductions sont d'un usage si commun, retournons aux traductions que nous avons citées plus haut et voyons comment elles soutiennent la comparaison avec ce que Tacite a effectivement écrit. La première phrase de Tacite est – étonnamment – traduite deux fois par Ramsay, la première fois sous la forme d'un titre. La politique de Ramsay était de toujours mettre un titre de ce genre avant ce qu'il percevait comme le début du récit de chaque nouvelle année. Si Tacite commence une année avec les noms des consuls à l'ablatif, comme il le fait régulièrement, Ramsay convertit cette formule en un titre séparé (comme pour les années précédente et suivante, respectivement en II 41.2 et II 59.1). Si Tacite ne fait aucune référence aux consuls, mais que Ramsay pense qu'il devrait y en avoir une, il en colle une (comme en III 1.1). Si Tacite commence en faisant référence aux consuls, mais n'utilise pas l'ablatif absolu, Ramsay va parfois extraire cette référence de la phrase d'ouverture pour en faire un titre (comme en III 52.1 et en VI 1.1), tandis qu'à d'autres endroits, il va garder la première phrase, mais redoubler sa référence aux consuls sous forme d'un titre (comme ici et en III 31.1). C'est bien sûr déformer le texte d'une manière grotesque que d'introduire des titres, quand il n'y en a pas en latin, mais il est au moins aussi malheureux que ceux qui lisent les titres réguliers de Ramsay n'aient aucun moyen de savoir que, comme il a été si bien montré, il y a des particularités dans la manière dont Tacite introduit le récit de chaque année. Cela n'améliore pas les choses que Ramsay, dans ses titres, équipe les consuls de noms supplémentaires qui ne sont pas dans Tacite et, dans la première phrase, utilise le même verbe ("entra") qu'il utilisera dans la suivante, alors que Tacite avait lui-même utilisé des verbes différents (habuit... iniit) : une telle variation (uariatio) est, bien sûr, une des principales marques distinctives de son style. En fait, il n'y a que Jackson qui traduise la première phrase un peu précisément, en conservant la tournure caractéristique en latin d'annus ("l'année") comme sujet de la phrase.

La deuxième phrase est typique de Tacite, en ceci que son verbe principal (iniit) apparaît tôt et est suivi d'une série de propositions ou d'expressions afférentes : tout d'abord une proposition relative (quo uenerat...), dont dépend un ablatif absolu (uiso fratre Druso) et, parallèlement, une proposition participiale au nominatif (Hadriatici... perpessus), la première étant qualifiée plus loin par une expression au participe présent (in Delmatia agente). Seuls Church et Bodribb préservent cette disposition typique. Les trois autres traducteurs découpent la phrase de Tacite en deux, dont la seconde est rattachée par Ramsay et Grant à la troisième phrase de Tacite, ruinant de ce fait, en même temps, la structure originale de la phrase ; de plus, Grant est précédé par Ramsay dans l'addition éditoriale de "province de" avant "Achaïe" et par Jackson dans l'omission de la traduction du participe perpessus ("ayant enduré"), que Ramsay traduit mal ("Ayant rencontré").

Après une phrase brève consistant en six mots en tout et pour tout, Tacite construit ensuite une phrase plus longue qui distingue séparément trois sites que Germanicus a visités (et qui sont réduits par Ramsay, et peut-être aussi par Jackson, à deux). Le premier est les baies d'Actium, pour lequel l'ordre des mots est : nom (sinus), expression à l'ablatif (Actiaca uictoria) et adjectif (inclutos). Le deuxième site est celui des trophées, pour lequel l'ordre des mots est : participe (sacratas, équivalent d'un adjectif), expression à l'ablatif (ab Augusto) et nom (manubias). Par conséquent, la disposition des deux sites est sous forme de chiasme (a b c ~ c b a), raffinement que ne tente aucun traducteur et dont, peut-être, aucun n'avait conscience. Pourtant une disposition en chiasme, commune en poésie et en prose oratoire, est un signe certain que Tacite a délibérément cherché à faire de l'art. Suivons le signe et voyons où il mène.

Les baies d'Actium, expression au pluriel qu'on trouve ailleurs en poésie (cf. Manil. 5.52 ; Petron. 121.1 vers 115), mais que chaque traducteur de Tacite rend par un singulier, sont décrites comme inclutos, adjectif composé formé du préfixe d'intensité latin in- et de la forme adjectivale qui est identique à l'adjectif grec klutos, qu'elle suggère, signifiant plus ou moins "célèbre". Inclutus est un mot relativement inhabituel et est normalement réservé par Tacite aux temples et autres endroits dotés d'un caractère sacré similaire ; mais, en tant que mot "grécisant", il est particulièrement adapté au contexte. Germanicus le Romain était plus que conventionnellement hellénisé (en Egypte il s'habilla à la grecque, comme Tacite nous le dit plus tard en II 59.1) ; et, ici, il ne visite pas seulement la Grèce, mais la cité qu'Auguste a fondée pour célébrer sa victoire sur Marc Antoine avait un nom grec : Nicopolis (que Grant nomme deux fois, contrairement à Tacite, qui ne le fait qu'une fois) signifie "Ville de la Victoire". Cet amalgame d'éléments grecs et romains était explicitement présent sur le mémorial qu'Auguste avait construit pour commémorer sa victoire et là où il avait disposé les trophées pris à la flotte ennemie. "Par tous aspects," disent les experts qui ont parlé tout récemment du mémorial, "le monument de la victoire mélangeait habilement les formes et les images hellénistiques et romaines. Dans de telles circonstances, inclutus est un mot extrêmement approprié.

L'adjectif grec klutos dérive du verbe kleo, qui signifie "parler de", "célébrer", "glorifier". C'est de la même racine que vient le nom kleos, qui signifie "renommée" ou "gloire" : c'est le mot dont vient "Cléopâtre", le nom de la reine grecque (ptolémaïque) qui, avec Antoine, fut vaincue par Auguste à Actium. Son nom signifie "Gloire de son Pays" et, bien sûr, Actium est précisément le site que Germanicus est à présent en train de visiter. La question de savoir si Tacite jouait sur ces associations restera très probablement incertaine, bien qu'il faille noter qu'il tire fréquemment parti de l'étymologie des noms propres ; quoi qu'il en soit, traduire inclutos par "célèbre", comme le font Church et Brodribb, ainsi que Grant, paraît assez inapproprié. L' "immortalisé" de Jackson est une grande amélioration, mais il n'a pas la valeur, due à sa rareté, d'inclutos et, naturellement, ne contient aucune suggestion que Tacite pourrait faire un jeu de mot sur le nom d'un des partis vaincus.

Inclutos est mis en parallèle, comme nous l'avons vu, avec le participe sacratas, forme simple fréquente en poésie et que Tacite préfère de beaucoup au composé plus normal, consecratus. Une traduction devrait faire ressortir cette nuance poétique, mais, avant de découvrir si les traducteurs a trouvé un mot adéquat, nous devrions avancer pour jeter un coup d'œil au troisième site que Tacite distingue : le camp de Marc Antoine (Antoine avait deux camps, un de chaque côté de l'entrée du Golfe ambracien ; il est impossible de savoir duquel des deux parle Tacite). Le mot latin pour "camp", qui est suivi du nom d'Antoine ("castraque Antonii") est un anagramme des deux premières syllabes du mot que nous venons juste de considérer et qui, à son tour, est suivi du nom d'Auguste ("sacratas ab Augusto"). Un tel jeu sur les mots est très fréquent chez les auteurs latins et est une figure de style très régulière chez Tacite : par exemple, en Ann. III 67.2 "non temperante Tiberio quin premeret uoce, uultu" ("Tibère, ne se retenant pas de faire pression de la voix et du visage") ; en VI 41.2 "come Tiridatis ingenium Romanas per artes sperabant" ("ils espéraient que la disposition de Tiridate serait affable en raison de ce qu'il avait obtenu des Romains") : il semble donc valoir la peine d'essayer de la reproduire, ne serait-ce que pour corriger la mauvaise compréhension générale, reprise à leur compte par de nombreux manuels et travaux de référence, selon laquelle Tacite est un auteur "austère". Mais ce jeu de mots est en fait impossible en anglais, même sans l'incorporation supplémentaire d'un équivalent poétique pour sacratas.

Tacite conclut la présente phrase en disant que Germanicus visita tous ces trois sites "cum recordatione maiorum suorum". Il est important de garder cette référence aux ancêtres de Germanicus pour la fin, puisqu'elle est expliquée par la phrase suivante, qui commence de fait par le mot explicatif namque ("car") ; mais seuls Ramsay et Grant réussissent à faire cela et chacun a été obligé de faire deux phrases à partir de l'unique phrase originelle de Tacite. La manière dont ils rendent l'expression latine (respectivement "Ces scènes firent revivre des souvenirs de famille dans sa mémoire" et "L'endroit lui fit se souvenir de ses ancêtres") sont peut-être les plus proches aussi du sens voulu par Tacite. Tacite ne dit pas que Germanicus "évoqua" lui-même les souvenirs de ses ancêtres, suivant l'expression de Jackson, il ne dit pas non plus que le prince visita les sites "en souvenir de ses ancêtres", comme le présentent Church et Brodribb, comme si son principal but avait été de montrer du respect à sa famille. Puisque cum signifie "en accompagnement de", quelque chose comme "accompagné par les souvenirs de ses ancêtres" serait plus approprié – sauf que Tacite a évité le mot plat de memoria ("mémoire"), qu'il utilise plusieurs fois ailleurs, en faveur du moins habituel recordatio, dont c'est à peine s'il l'utilise.

Le fait que Tacite évite ici le nom memoria peut constituer un exemple plus poussé de son amour de la variation, puisque la phrase suivante commence par une de ses remarques parenthétiques favorites, ut memoraui. Etant donné que le contexte est celui d'une visite à des sites historiques, il est sûrement significatif que Tacite ait déployé une expression dont le verbe a une racine qui vient du mot "mémoire" et le suggère. Pourtant Grant avance "comme je l'ai fait remarquer", Church et Brodribb (comme Jackson) préfèrent "comme je l'ai dit", tandis que Ramsay – à nouveau de manière étonnante – omet complètement de traduire l'expression, malgré le fait que les références croisées sont un trait caractéristique du style de Tacite. La phrase finit donc par "magna illic imago tristium laetorumque". On verra que l'adjectif magna se reflète dans le nom qu'il qualifie et qui signifie lui-même "image", subtilité qu'on trouve pour la première fois dans l'Enéide de Virgile (IV 654) et qui revient ailleurs, seulement en poésie. La question de savoir si Grant a remarqué cela demeurera certainement douteuse, mais sa référence à "de grands triomphes et de grandes tragédies" suggère brillamment qu'il y a quelque chose de particulier en latin. Son choix du mot "imagination", d'un autre côté, semble une erreur : imago, ici, dénote ce qui entre en contact avec la vision physique ou mentale de quelqu'un, plutôt que ce qui est produit par elle.

Chacune des quatre traductions tente, à sa manière, de rendre la variation dans les adjectifs signifiant "vieux" des deux dernières phrases (uetustae et uetera), pourtant aucune d'elles ne saisit tout à fait le caractère relativement inhabituel de la première ou ne réussit à indiquer que les deux mots partagent la même racine. Grant, cependant, diverge radicalement de Church et Brodribb et de Ramsay, en commençant un nouveau paragraphe au début de l'avant-dernière phrase (Jackson insère un tiret à la place). Il y a beaucoup à dire à propos de cette suggestion, mais elle ignore le fait que quatre des mots "sans couleur" des deux dernières phrases (uentum... urbis... honoribus... haberet) se retrouvent tous les quatre dans les deux phrases d'ouverture (habuit... honorem... urbem... uenerat) ; et, puisque cette répétition est arrangée en chiasme, il semble que nous soyons en présence d'une composition en cercle, indiquant un terme plutôt qu'un début.


Vers la partie 2.

Vers la partie 4.

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