jeudi 11 mars 2010

Fronton et la Communauté de l'editio

Dans le monde des gentils antiquisants, il y a parfois des moments où il est nécessaire de se livrer à deux opérations très peu recommandables et pourtant inévitables. J'ai nommé 1) le Relevé d'Occurrences et 2) la Consultation de Passages Parallèles, i.e. où un autre auteur traite plus ou moins du même sujet ; par exemple, sur l'incendie qui a eu lieu à Rome en 64, sous le règne de Néron, les passages parallèles chez Tacite et Suétone sont respectivement Annales livre 15 paragraphes 38 à 42 (qu'on abrège en "Tac. Ann. XV 38-42") et Vie de Néron paragraphe 38 aussi sections 3 à 6 (abrégé en "Suet. Ner. 38.3-6").

Autrefois, réussir ces deux démarches demandait une mémoire d'éléphant et/ou un système de fifiches absolument béton. Comme les Allemands du XIXème et du début du XXème siècle réunissaient incroyablement ces deux critères (il paraît qu'on n'a pas encore fini de dépouiller tous les papiers, notes et autres idées qui sont dans la bibliothèque du génial Theodor Mommsen), ce sont en général eux qui s'y sont attelés. Avec des conséquences annexes telles que : on ne dit pas "recherche des sources", mais "Quellenforschung" ; 'sont trop forts, ces Allemands ; si seulement j'arrivais à maîtriser suffisamment leur langue pour lire leurs articles... Enfin, bon, bref.

(Theodor Mommsen ; auteur inconnu ; source : Wikipedia Commons)


Aujourd'hui, l'antiquisant a UN ami, un camarade, un frère en Antiquité. Il s'agit de

Diogène.

Il est grand, il est beau, il est en libre accès (ici ; mais lisez la suite d'abord avant de vous y précipiter). Il a UN défaut : il ne fonctionne pas tout seul. C'est en effet un logiciel de recherche dans les bases de données de textes antiques (soit le Thesaurus Linguae Graecae et le Thesaurus Linguae Latinae), mais, si vous n'avez pas préalablement installé sur votre ordinateur ces bases de données (qui, elles, ne sont pas en libre accès, donc il faut que votre département ou votre bibliothèque aient acheté les CDRoms, ce qui est en général le cas), il fonctionnera dans le vide. Mais si vous les avez, alors vous pouvez chercher des occurrences ou un passage particulier dans la quasi-totalité des œuvres antiques. Chouette, non ? Révolutionnaire, plutôt, mon cher Watson.

Mais le problème est que, comme pour la plupart des bases de données en ligne, souvent, les éditions qui sont utilisées sont vieilles, voire archi vieilles. Donc, au niveau philologique, elles risquent fort d'être dépassées depuis un bon moment, ce qui représente un gros os, parce que l'établissement des textes antiques est quelque chose de très important. Autre tuile, les références correspondent rarement à celles qui ont ensuite été "standardisées" (en lettres classiques, on ne standardise pas grand chose, mais on s'est quand même rendu compte assez rapidement qu'il était un peu gênant que, lorsqu'un chercheur anglais donne telle référence dans l'oeuvre d'un auteur, elles correspondent, dans l'édition de son collègue italien, à un tout autre passage...) ; c'est moins grave (on vous reprochera toujours moins de vous être légèrement planté dans les références d'un passage que si vous avez bossé à partir d'une lecture totalement erronée d'un manuscrit, qui fait que votre texte, et donc ce que vous dites dessus, est fondamentalement faux), mais ça vous fait quand même passer pour un branquignol...

A chaque fois, donc, que vous utilisez l'ami Diogène, il vaut mieux aller ensuite vérifier en bibliothèque les références des passages auxquels vous renvoyez, en utilisant l'édition de référence du texte en question, généralement, en France, celle de la collection Budé. Par exemple, le texte du De Lingua Latina de Varron est beaucoup plus sûrement établi dans le Budé de 1985 que dans l'édition de 1910 donnée par Diogène : vous pouvez me croire sur parole, je me suis arrachée les cheveux hier en essayant d'en traduire un passage et mes problèmes se sont envolés lorsque j'ai mis le nez dans le Budé ; béni soit Pierre Flobert.

Le hic, c'est quand il n'existe pas d'édition Budé pour votre texte. Exemple tout à fait personnel et absolument récent, puisqu'il m'a valu presque une heure d'élucubrations en bibli ce matin : je suis en train de rédiger la première partie de mon mémoire ; j'ai besoin de faire un point sur les définitions des mots fama, rumor et opinio. Pour ce genre de choses, il existe un outil très pratique, qui s'appelle le Thesaurus Linguae Latinae : c'est le même nom que la base de données sur les textes latins, sauf que c'est un dictionnaire, bourré d'exemples et d'occurrences ; là encore, il n'a qu'un défaut : il est, pour le moment, bloqué à la lettre P (donc, pour rumor, je peux aller me brosser).

Or il se trouve que, à l'article "fama", il me donne une définition de Fronton, philosophe et grammairien dont l'empereur Marc-Aurèle fut le disciple. Cette définition est géniale, en plus elle fait la différence entre mes trois termes ; d'ailleurs, la référence de l'oeuvre est "De Diff. Serm.", ce que je comprends par "De Differentia Sermonum". Bon. Je vais quand même vérifier dans mon Gaffiot et là, je trouve un "Diff." pour "Differentiae", mais à l'entrée "Pseudo-Fronton" (i.e. qu'on a d'abord cru que Fronton en était l'auteur, puis on s'est rendu compte que non, mais comme on n'a pas le nom de celui qui a vraiment écrit ce livre, on continue à l'appeler "Fronton", avec "Pseudo" devant, pour montrer qu'on sait que ce n'est pas lui). La preuve, c'est que Diogène donne le texte sous le nom "Anonymus de differentiis (Fronto)", ce qui est une plaisante manière de dire "oui, bon, personne n'est d'accord sur l'attribution de ce texte, alors on a préféré rester le cul entre deux chaises".

Comme l'édition qu'ils ont reprise date de... 1880, je passe en bibliothèque (après avoir déposé mon dossier de thèse à qui de droit : alléluïa !!!) ce matin, pour vérifier les références de ma citation. Problème : à part son traité sur les acqueducs romains, traduit par le divin Grimal, Fronton ne semble pas avoir été édité en Budé. Après moultes recherches, j'ai fini par mettre la main sur deux éditions de... 1816 et 1823, dont une seule a un apparat critique et qui, surtout, ne sont pas d'accord sur l'établissement du texte. C'est sympa, les gars, et je fais comment, moi ?

Ben, je cherche l'édition Teubner (édition allemande, donc a priori béton au niveau philologique, mais totalement unilingue) de 1988, dont je viens de découvrir l'existence et que je n'ai pas trouvée à l'ENS ce matin.

Devinez qui va devoir reperdre du temps en bibli demain, alors qu'elle a un mémoire à rédiger...?

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