dimanche 1 mai 2011

"Il est totalement manipulé par ses conseillers" : une thématique loin d'être nouvelle...

En ce jour de fête du travail, j'ai une confession à vous faire : je suis abonnée au Canard enchaîné depuis dix ans maintenant. Je vous laisse en penser ce que vous voulez, de mon point de vue il contient un véritable travail journalistique d'investigation (qu'on retrouve souvent, mais des semaines après, dans les autres journaux) et il m'a souvent sauvé la mise en colle et DS de géo (souvenir épique d'une prestation orale frénétique sur le thème "Vieillir en France", au terme de laquelle le prof m'avait demandé si j'avais quelqu'un au Ministère). 

Je le lis donc assez attentivement, le matin, en comatant devant mon thé, et c'est sans doute à cause de mon habituel brouillard matinal que je me demande encore comment j'ai fait pour ne pas tilter plus tôt en lisant, en page 2, des commentaires de politiques de type "Il (Sarkozy) est totalement sous l'influence de Guéant/Mignon/Carla/etc." Bon sang mais c'est bien sûr !!! J'ai déjà lu ça quelque part et même à plusieurs reprises !!! Petit survol des conseillers maléfiques (ou non) des empereurs julioclaudiens et autres.


Tibère et Séjan

Laissez-moi vous présenter Séjan : ce type est dépeint par Tacite et Suétone comme l'incarnation du gars visqueux, vous savez, celui ne vous regarde pas en face, qui vous assure qu'il fera telle chose, mais n'a en vue que son propre intérêt et ne le fera donc que si ça l'arrange ou pense déjà à comment vous gruger (dans le meilleur des cas). Il est montré comme l'âme damnée de Tibère, celle qui à la fois le manipule et encourage ses penchants les plus cruels ; il est le sbire sans foi ni loi, qui essaie même de s'introduire dans la famille impériale par le mariage et se trouve accusé d'avoir assassiné le fils de Claude (ce que réfute Suétone : il avait très certainement l'opportunité, mais de mobile, point, et ce n'est pas le genre à agir pour rien). Tout cela se termine mal, très mal : Tibère envoie une lettre au sénat demandant de mettre Séjan en accusation, ce que les sénateurs font avec joie ; au final, il est exécuté sans procès et, avec lui, un certain nombre de personnes, véritables complices ou victimes collatérales.

Séjan n'est donc pas, dans l'historiographie latine, ce qu'on pourrait dire un chic type. Comme d'habitude dans ce genre de légende noire, il y a très certainement une part d'exagération, mais qui doit aussi reposer sur une certaine vérité : que Séjan ait été un tel "génie du Mal", c'est douteux, qu'il ait été un courtisan rusé et prêt à tout, ayant obtenu un pouvoir considérable lorsque, préfet du prétoire, i.e. à la tête d'une des plus redoutables garnisons de Rome, il y reste seul au moment de la retraite de Tibère à Capri (Tibère ne reviendra jamais à Rome, d'où la lettre envoyée au sénat pour causer la chute de son conseiller).

Ce personnage est donc pris entre deux feux, qui correspondent sans doute à deux traditions sur Tibère : l'une le charge de tous les crimes commis depuis son entrée en scène jusqu'à sa chute et le présente comme celui qui a poussé Tibère à donner libre court à sa cruauté, ce qu'il continuera à faire après sa mort ; l'autre met tout sur le dos de l'empereur et fait de Séjan un exécutant zélé. Vous me direz qu'aucune des deux n'est très favorable au type en question, mais les avoir à l'esprit permet de prendre un peu de distance.

 (Buste de Tibère à 56 ans, Glyptothek de Munich, photo par Bibi Saint-Pol, source : Wikipedia Commons)


Claude, Pallas et Narcisse

Autre empereur mal aimé par l'historiographie : Claude. Lui n'est pas présenté comme un grand méchant, de type Tibère ou Néron, mais comme un débile, choisi par blague, incapable de parler, de marcher correctement et, surtout, totalement sous la coupe de ses femmes et de ses affranchis Pallas et Narcisse. On retrouve le même thème pour Galba, l'empereur qui succède à Néron, avec Titus Vinius, Cornélius Laco et l'affranchi Icelus, cette dépendance totale étant mise sur le compte de l'âge, cette fois-ci.

En vérité, on sait aussi que Claude était un érudit (il était donc loin d'être idiot), qui a notamment oeuvré en faveur de l'intégration des provinciaux (en l'occurrence, les Gaulois : c'est le fameux discours gravé sur les tables claudiennes de Lyon, exposées au musée de Fourvière). Certes, il n'a pas été très chanceux dans ses choix matrimoniaux (citons ses deux dernières épouses : la très sulfureuse Messaline et Agrippine, sa nièce et la mère de Néron), mais cela ne signifie pas non plus qu'il n'avait absolument aucune autorité. Lesdites influences continueront d'ailleurs sous Néron, qui finira par s'en débarrasser (mère comprise).

 (Portrait de Claude, Museo Arqueologico Nacional de Madrid, photo par Luis García (Zaqarbal), source : Wikipedia Commons)


Néron et Tigellin

Disons-le tout de suite, Tigellin n'est pas présenté comme le conseiller diabolique de Néron : pour la tradition historiographique antique, le dernier julioclaudien est suffisamment maléfique en lui-même pour qu'on ne présente pas ses crimes comme soufflés par un autre (même chose pour Catilina : il semblerait qu'une fois qu'un empereur atteint un certain degré de noirceur, on lui fait porter la pleine et entière responsabilité des crimes commis sous son règne). Un courant défavorable à Sénèque essaya bien de le discréditer, mais la légende noire de Néron a, en l'occurrence, été plus forte.

Ceci dit, Tigellin n'est pas non plus tout blanc et, pour vous donner un aperçu de comment peut être présenté un conseiller néfaste, la meilleure chose à faire est sans doute de citer le paragraphe où Tacite relate la décision d'Othon de lui donner l'ordre de se suicider :

Par inde exsultatio disparibus causis consecuta impetrato Tigellini exitio. Ofonius Tigellinus obscuris parentibus, foeda pueritia, impudica senecta, praefecturam uigilum et praetorii et alia praemia uirtutum, quia uelocius erat, uitiis adeptus, crudelitatem mox, deinde auaritiam, uirilia scelera, exercuit, corrupto ad omne facinus Nerone, quaedam ignaro ausus, ac postremo eiusdem desertor ac proditor ; unde non alium pertinacius ad poenam flagitauerunt, diuerso adfectu, quibus odium Neronis inerat et quibus desiderium. Apud Galbam Titi Vinii potentia defensus, praetextentis seruatam ab eo filiam. Haud dubie seruauerat, non clementia, quippe tot interfectis, sed effugium in futurum, quia pessimus quisque diffidentia praesentium mutationem pauens aduersus publicum odium priuatam gratiam praeparat ; unde nulla innocentiae cura, sed uices impunitatis. Eo infensior populus, addita ad uetus Tigellini odium recenti Titi Vinii inuidia, concurrere ex tota urbe in Palatium ac fora et, ubi plurima uolgi licentia, in circum ac theatra effusi seditionis uocibus strepere, donec Tigellinus, accepto apud Sinuessanas aquas supremae necessitatis nuntio, inter stupra concubinarum et oscula et deformes moras, sectis nouacula faucibus, infamem uitam foedauit etiam exitu sero et inhonesto.

"Puis de semblables manifestations de joie suivirent pour des causes dissemblables, la mort de Tigellin ayant été obtenue. Ofonius Tigellin, né de parents obscurs, ayant eu une jeunesse horrible, une vieillesse impudique, obtint par ses vices, parce que c'était plus rapide, la préfecture des vigiles, celle du prétoire et d'autres récompenses destinées aux vertus et agit bientôt selon sa cruauté, ensuite selon son avarice, crimes viriles, ayant corrompu Néron en vue de tous les crimes, en ayant osé certains à son insu, et, pour finir, l'abandonnant et le trahissant. Pour cette raison, on ne réclama le supplice de personne avec plus de constance, mais avec des sentiments différents, les uns par haine de Néron, les autres par regret. Auprès de Galba, il avait été défendu par la puissance de Titus Vinius, qui avançait qu'il avait sauvé sa fille. Sans aucun doute, il l'avait sauvée, pas par clémence, puisqu'il avait tué tant de gens, mais comme échappatoire à l'avenir, car, les pires hommes, par méfiance, craignant un changement de leur situation actuelle, il s'était préparé contre la haine publique une grâce privée ; aucun souci, donc, de son innocence, mais un commerce d'impunité. Le peuple le haïssait d'autant plus, sa jalousie récente contre Titus Vinius s'ajoutant à son ancienne haine contre Tigellin ; il courut de toute la ville au Palatin et sur les forums et, répandu au cirque et dans les théâtres, où la foule a le plus de licence, il poussa des cris avec des slogans séditieux, jusqu'à ce que Tigellin reçoive aux eaux de Sinuessa son arrêt de mort et au milieu des débauches avec ses concubines, de leurs baisers et de honteux retards, se tranchant la gorge avec un rasoir, il souilla sa vie infâme même par une mort tardive et désohonorante." (Tac., Hist. I 72.1-3)

 (Portrait de Néron, Glyptothek de Munich, photo par Bibi Saint-Pol, source : Wikipedia Commons)


Le thème du conseiller à l'influence néfaste est donc vieux comme le monde et renvoie à deux problématiques tout aussi actuelles : on en use soit pour "excuser" la personne influencée ("ce n'est pas vraiment la faute de Sarkozy, c'est Guéant qui le pousse à chasser de plus en plus sur les terres de l'extrême-droite !"), soit pour la discréditer encore plus ("il est incapable de prendre une décision, ce sont ses conseillers qui font tout !", ce que ne disent surtout pas les partisans de Sarkozy, dont on se doute qu'il serait fort peu ravi qu'on le sous-entende). Bref, nihil noui sub sole.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire