jeudi 26 janvier 2012

Nymphidius Sabinus ou faut pas être trop mégalo, quand même

Chers tous,

non, je ne suis pas morte ou agonisante ! En vérité, je me suis trouvée face à une masse de travail que je n'avais pas prévue. J'ai en effet été semestrialisée, ce qui veut dire que j'ai effectué toute ma charge de cours sur un semestre (en l'occurrence, le premier) ; tout allait bien jusqu'à ce que les étudiants commencent à m'envoyer leurs articles : soixante textes à lire, corriger, renvoyer, lire à nouveau, noter, je vous laisse imaginer le boulot ; le premier qui me sort que je passe mon temps à siroter des mojitos les orteils en éventail lorsque je rentre chez moi risque de ne pas être déçu du voyage.

Mais le semestre se termine, j'ai, bien sûr, un certain nombre de choses à vous raconter et, à présent, plus ou moins le temps pour le faire. Et, pour bien commencer l'année (oui, oui, bonne année ! il est un peu tard, mais pas encore trop, donc ça va !), let me introduce you to...

NYMPHIDIUS SABINUS.


J'ai tout d'abord rencontré cet individu en lisant Suétone, la Vie de Galba plus précisément : après avoir appris la mort de Néron et sa désignation comme empereur par le Sénat, Galba, dit mon biographe préféré, "nec prius usum togae reciperauit quam oppressis qui nouas res moliebantur, praefecto praetori Nymphidio Sabino Romae, in Germania Fonteio Capitone, in Africa Clodio Macro legatis" (Galb. 11.2), ce qu'on peut traduire par "il ne fit à nouveau usage de sa toge qu'après avoir écrasé ceux qui préparaient des révolutions, le préfet du prétoire Nymphidius Sabinus à Rome, en Germanie Fontéius Capito, en Afrique Clodius Macer, qui étaient légats". Au passage, vous remarquerez la mentalité romaine : res nouae, littéralement "des choses nouvelles", c'est nécessairement une révolution et pas avec le sens positif que ce terme a plus ou moins pris de nos jours ; pour un Romain, il n'y a rien de mieux que l'Ancien, donc, quand on cherche à changer radicalement les choses, c'est franchement grave. 

Bref.

Laissons donc de côté Fontéius Capito et Clodius Macer (comme vous le voyez, avec la nouvelle année j'inaugure une nouvelle rubrique, donc j'en parlerai peut-être plus tard), dont la syntaxe montre qu'ils sont à mettre dans le même sac (même construction "lieu + nom" et legatis commun), et ne retenons que le principal : Nymphidius Sabinus, manifestement, avait cherché à prendre le pouvoir à Rome via les prétoriens, qu'il commandait, ce qui est quand même étrange (qu'il ait voulu le pouvoir, pas nécessairement qu'il ait été préfet du prétoire), car son nom indique que soit il était affranchi ("Nymphidius", ce n'est pas exactement romain ; les esclaves affranchis prenaient le nom de leur ancien maître, mais gardaient souvent celui qu'ils avaient avant comme cognomen, pour la plus grande joie des chercheurs, en particuliers des épigraphistes), soit il était un fils d'affranchi.

Un peu plus tard, lisant le récit des mêmes événements chez Tacite, je tombe sur ça :

Miles urbanus, longo Caesarum sacramento imbutus et ad destituendum Neronem arte magis et impulsu quam suo ingenio traductus, postquam neque dari donatiuom sub nomine Galbae promissum neque magnis meritis ac praemiis eundem in pace quem in bello locum praeuentamque gratiam intellegit apud principem a legionibus factum, pronus ad nouas res, scelere insuper Nymphidii Sabini praefecti imperium sibi molientis, agitatur. Et Nymphidius quidem in ipso conatu oppressus, sed quamuis capite defectionis ablato, manebat plerisque militum conscientia, nec deerant sermones senium atque auaritiam Galbae increpantium. (Hist. I 5.1-2)

Ce qu'on peut traduire par :

La garnison de Rome, liée depuis longtemps aux Césars par un serment et amenée à destituer Néron plus par des artifices et sous le coup d'une impulsion que de sa propre initiative, comprit qu'on ne lui donnerait pas la gratification promise au nom de Galba, que la paix n'offrait pas les mêmes occasions que la guerre à de grands services et de grandes récompenses et qu'on avait devancé son crédit auprès d'un prince que les légions avaient fait. Prompte aux révolutions, à quoi s'ajoutait les manoeuvres odieuses de Nymphidius Sabinus, son préfet, qui convoitait l'empire, elle commença à s'agiter. Et, certes, Nymphidius fut écrasé dans sa tentative même, mais, bien que la sédition ait été décapitée, la plupart des soldats restaient conscients de leur complicité et on ne manquait pas, dans les discours, de reprocher à Galba sa vieillesse et son avarice.

Paulum noui, me direz-vous : on n'en sait pas plus sur Nymphidius, à part qu'il cherchait effectivement à prendre le pouvoir. On retrouve les res nouae, mais mises sur le compte des prétoriens, cette fois, ce qui explique pourquoi Tacite passe sur le cas du préfet : pour lui, c'est la réaction des soldats qui est la plus importante, Nymphidius n'est que le révélateur de quelque chose de beaucoup important et qui va d'ailleurs, au final, coûter la vie à Galba.

Ce n'est donc que quand je me suis collée à Plutarque que j'ai eu l'immense joie de découvrir toute l'envergure du personnage.  Ce serait un peu long à citer dans son intégralité, ceux qui veulent lire le texte dans son intégralité peuvent aller en Plut. Galba 8.1-9.5 et 13.1-14.11. De mon côté, je vais juste résumer rapidement ou tout du moins essayer.

Nymphidius Sabinus, donc, est chef de la plus importante garnison de Rome, les prétoriens, qui sont aussi les plus proches de l'empereur. Lorsqu'il entend que la Gaule s'est soulevée (quand percepteurs trop avides, Gaule toujours faire ainsi) sous l'impulsion de Vindex et que celui-ci a envoyé des lettres à Galba lui demandant de prendre le pouvoir à la place de Néron (l'expression était "d'être le défenseur de l'Etat", adsertor rei publicae, mais ça revient au même), il se dit que Néron, effectivement, n'a pas une cote de popularité très haute depuis son retour de son long voyage en Grèce (qui a permis aux Romains de se rendre compte de combien c'était bien quand leur empereur était loin) et travaille les troupes qui sont sous ses ordres. Quand les choses tournent vraiment mal pour Néron et que le Sénat le déclare ennemi public (concept dont on peut résumer les conséquences par "le premier qui le tue touche un max de pognon"), il fait croire aux prétoriens que Néron est en train de fuir en Egypte et leur promet une somme délirante s'ils passent du côté de Galba ; les prétoriens n'étant pas exactement des modèles de probité morale, ils acceptent en se frottant les mains.

(il semblerait que les prétoriens aient eu aussi leur magazine ; pour info, Counaxa, c'est une bataille que des mercenaires grecs, dont Xénophon, ont remportée, mais où leur chef perse a perdu la vie, ce qui les a légèrement mis dans la panade, notamment parce qu'ils étaient en plein pays ennemi : cf. Xénophon, L'Anabase)


Sauf que, après le suicide de Néron (qui n'a jamais eu l'intention de se réfugier en Egypte : il aurait fallu que la panique n'empêche pas ses neurones de fonctionner correctement), Galba met du temps à venir, donc Nymphidius gère les affaires à Rome (je vous rappelle qu'il tient en main la garnison, c'est assez persuasif) et commence à prendre la grosse tête. D'abord, il voudrait bien la diriger tout seul, cette garnison ; le problème, c'est que son collègue s'appelle Tigellin, une des Âmes Damnées de Néron - autant dire pas un avorton auquel on peut gentiment "conseiller" de rester à la maison (Bibulus, collègue de César au consulat en 59 avant J.C., c'est à toi que je pense). Alors il "suggère" aux soldats d'envoyer "spontanément" des lettres à Galba pour réclamer de n'être dirigés que par lui ; le mystère est qu'il n'ait pas proposé une forte somme d'argent à Tigellin en échange de son inactivité : vu le personnage, ça aurait pu marcher.

Pour faire bon poids, il invite aussi les huiles de Rome à dîner, en mettant le nom de Galba sur les cartons d'invitation : ça fait quand même nettement plus chic. Du coup, le Sénat croit comprendre qu'il y a là moyen de s'attirer les bonnes grâces du nouvel empereur et couvre d'honneurs le bonhomme, allant dans le cirage de pompes jusqu'à lui demander son avis pour les décrets (ce qui n'entrait bien sûr absolument pas dans ses attributions). Les chevilles de Nymphidius continuent d'enfler et il prend ombrage qu'on envoie lesdits décrets à l'empereur scellés, sans les lui montrer d'avance ; on raconte qu'il envisage même de châtier les consuls pour cela (les consuls, hein, les plus hauts magistrats romains), mais se laisse "fléchir". Tout le monde commence à le détester, alors il laisse la foule tuer d'anciens néroniens pour se faire bien voir d'elle, car, c'est bien connu, à part l'empereur, la deuxième chose que les sénateurs redoutent le plus, c'est le peuple de Rome (axiome qui peut être étendu à tous les gouvernements et tous les peuples en général, quelles que soient l'époque et la région du monde). 

Et puis là, carrément, paf ! il frappe un grand coup et déclare qu'en fait, il est le fils caché de Caligula (vous savez ? l'empereur schizophrène qui n'a duré que quatre ans avant que les autres ne rendent compte que non, vraiment, ça n'allait pas le faire et prennent des mesures définitives à son encontre ; on se choisit les pères qu'on veut). Là, Plutarque, qui est un auteur qui tient à sa réputation de sérieux, contrairement à Suétone (ah... ces Grecs...), a une bonne excuse pour sortir de vieilles histoires salaces des placards - pour une fois, hein ! Il nous raconte donc avec force détails qu'en fait, si la mère de Nymphidius était effectivement pas mal du tout et avait effectivement couché avec Caligula, c'était après la naissance de son fils, donc tout le monde savait qu'il était en fait né d'un affranchi (ah ! j'avais raison !) ; une version concurrente disait que son père était le gladiateur Martianus (nota : à Rome, être gladiateur, c'est encore plus infamant qu'être affranchi). Tacite résume tout ça en Ann. XV 12, en écrivant que oui, d'accord, il ressemblait physiquement à Caligula, mais enfin, c'était ridicule (eh oui, être historien, c'est être encore plus sérieux que les biographes).

(Buste de Caligula ; photo prise par Bibi, au Museo Nazionale Romano, à Rome - station Termini, cf. plus bas)



Mais il ne ressemblait peut-être pas seulement physiquement à Caligula, car, après ça, Nymphidius pète littéralement les plombs et cherche à être Néron (tout en affirmant que c'était grâce à lui qu'on s'en était débarrassé) : il "épouse" Sporus, l'amant du fils d'Agrippine (que Néron aussi avait fait semblant d'épouser, soit dit en passant) et lui donne le nom de la femme de ce dernier, Poppée. Car oui, tant qu'à faire, autant y aller carrément. 

Il lui faut à présent parachever son oeuvre et prendre officiellement le pouvoir : il va donc voir les officiers et leur déclare que Galba est trop vieux, qu'il se fait mener par le bout du nez par ses conseillers, les infâmes Titus Vinius et Laco, et qu'il faut donc lui dire de s'en séparer. Les officiers le regardent et se grattent la tête avec circonspection : qu'est-ce que c'est que cette affaire ? Galba a soixante-treize ans, ce serait ridicule de le traiter comme un gamin, en lui disant qui il a le droit d'avoir pour ami ou non. Nymphidius essaie donc de faire peur à l'empereur en lui envoyant des nouvelles catastrophiques : Clodius Macer essaie d'affamer Rome depuis l'Afrique (à l'époque, l'Afrique est la principale fournisseuse de blé de Rome - eh oui, comme quoi, les choses n'ont pas toujours été ce qu'elles sont aujourd'hui), les légions de Germanie s'agitent, c'est l'enfer en Syrie et en Judée ! Mais Galba n'est effectivement pas né de la dernière pluie et voit clair à travers son petit manège.

Alors Nymphidius passe outre l'avertissement d'un de ses courtisans ("Franchement, je ne crois pas qu'il y ait une seule personne à Rome qui veuille te voir empereur, Nymphy."), préfère prêter l'oreille à ceux qui se moquent de Galba et décide de passer à l'action. Mais c'était sans compter sur les officiers des prétoriens, qui sentent la chose venir et disent aux soldats : "Ecoutez, les gars, on a déjà trahi Néron, on ne va quand même pas trahir Galba pour le fils de Nymphidia !" (eh oui, à Rome, les origines familiales, c'est un lourd passif ; notez au passage le moralisme soudain des prétoriens lorsqu'ils ont quand même encore un peu l'espoir de toucher le pactole) Et ça marche : quand Nymphidius arrive à l'endroit où, des siècles plus tard, sera la station "Castro pretorio" de la ligne B du métro de Rome (le forum, c'est Colosseo), il trouve les portes fermées et les soldats en armes. Ambiance.

(plan du métro de Rome : parce que les realia, c'est vraiment important)


Nymphy : C'est quoi ce bordel, les gars ? Et puis d'abord, pourquoi vous êtes en tenue de combat ?
Les prétoriens : On est pour Galba.

Silence. Flottement.

Nymphy (commençant à applaudir avec malaise) : Cool ! génial ! félicitation ! (il se tourne vers son groupe de fans, assez peu rassurés) Allez-y, applaudissez-les ! ils le méritent !

Les courtisans applaudissent, toujours pas très rassurés.

Nymphy : Et sinon, je pourrais rentrer ? Je suis quand même votre préfet, toussa...

Les soldats finissent par lui ouvrir les portes. Mais les choses tournent tout de suite mal : quelqu'un lui lance son javelot dessus depuis les murs ; son garde du corps le reçoit sur son bouclier, mais tous les soldats leur tombent dessus. Nymphidius est massacré, on traîne son corps au milieu du camp et on l'entoure d'une palissade pour que tout le monde puisse le regarder, comme au pestacle.

Faut pas faire mumuse avec les prétoriens. Galba aussi aurait dû s'en souvenir par la suite.

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