samedi 11 février 2012

Guéant et les civilisations, ou l'irresponsabilité suicidaire

Comme beaucoup de gens, j'ai été profondément choqué par les propos de M. Guéant prônant une vision du monde comme divisé en civilisations inégales, et par les soutiens qu'il a reçus de la part des membres de son parti. Ces propos sont honteux à plus d'un titre.

Par la pensée réactionnaire dont ils témoignent, tout d'abord. Qu'on ne s'y trompe pas : il ne s'agit ici ni d'un "dérapage", ni d'un "cas" isolé au sein d'un parti dont ces propos ne refléteraient pas la pensée politique réelle. Cinq ans de petites phrases et de dérapages, c'est un peu gros. La véritable direction dans laquelle évolue l'UMP depuis cinq ans n'a fait que se dévoiler progressivement, et ces propos ne sont que les derniers représentants en date d'une volonté politique dont le tout aussi honteux discours de Dakar du président sortant en 2007 (soutenant que l'homme africain n'était "pas entré dans l'Histoire") était l'une des premières expressions. On se tromperait en croyant qu'il ne s'agit ici que d'ignorance, d'absence de maîtrise ou de planification. L'ensemble frappe au contraire par sa cohérence : une pensée réactionnaire est au pouvoir, plus virulente qu'elle ne l'a jamais été à droite.

Par le détournement sciemment organisé de pans entiers de la recherche en sciences humaines, ensuite, et c'est probablement cet aspect des choses qui me révolte le plus. J'ai eu la chance de faire des études longues, d'avoir un bon aperçu de l'histoire au long terme de la France en classe préparatoire, d'étudier des cultures antiques radicalement différentes des nôtres, et de découvrir des cultures lointaines grâce à l'anthropologie, que j'ai aussitôt regretté de ne pas avoir découverte plus tôt tant mes quelques lectures dans ce domaine se sont révélées passionnantes. Tout cela m'a ouvert l'esprit : je suis loin de tout comprendre, mais j'ai l'habitude de ne pas me borner à ce que je connais du monde, et de relativiser (oui messieurs, de relativiser) les valeurs propres à ma culture d'origine. Contrairement à ce que M. Guéant sous-entend avec la plus parfaite mauvaise foi, rien de tout cela ne m'a jamais fait renoncer aux valeurs de la République, ni de la démocratie. Bien au contraire, j'en suis ressorti plus attaché que jamais aux droits humains tels que des organisations comme l'ONU luttent pour les affirmer à l'échelle mondiale, non pas sur le modèle d'une "civilisation supérieure" qu'il s'agirait d'imposer aux autres, mais dans la discussion en quête d'une entente mutuelle, qui est l'unique moyen possible pour concevoir un progrès mondial (comme n'importe quel diplomate et comme même le plus enflammé des militants pour les droits de l'homme vous le diront).

Alors, quand, après avoir lu des auteurs comme Lévi-Strauss, j'entends le parti majoritaire opérer une distorsion complète de leur pensée et une récupération en bonne et due forme au service d'une pensée réactionnaire et xénophobe, j'entends les chercheurs, ceux qui s'y connaissent vraiment, réfuter point par point ce tissu de mensonges, je les approuve, et je me sens, comme eux, profondément révolté. Au nom de quoi ces hommes et ces femmes politiques se permettent-ils d'organiser sciemment une telle désinformation par la voix des médias nationaux ? Au nom de quoi se permettent-ils d'ignorer superbement des siècles de patiente recherche en anthropologie, d'annuler en quelques phrases les efforts colossaux à l'issue desquelles les sciences humaines ont pris conscience de leurs propres préjugés envers les autres peuples et ont réussi à changer d'attitude pour enfin mettre sur pied des sciences de l'homme dignes de ce nom, libérées de tout relent raciste ou colonialiste ? Et au nom de quoi ces gens de pouvoir se croient-ils autorisés à entretenir délibérément l'ignorance et les préjugés les plus nauséabonds au sein de toute la partie de la population qui n'a pas la chance d'avoir accès à ce savoir ?
Plus que jamais, je n'ai qu'une réponse à cela : le savoir n'est pas fait pour circuler parmi les seuls chercheurs, il est fait pour être diffusé le plus largement possible, pour changer les esprits et pour éclairer l'ensemble de la population, classe politique comprise. Lisez, regardez des documentaires, instruisez-vous, renseignez-vous. Ne laissez pas votre monde se limiter aux bornes que ces gens prétendent y imposer. Quand on vous dit : "Vous n'avez pas besoin de savoir cela", méfiez-vous. Quand on vous dit : "Toute une partie du monde est peuplé par des civilisations inférieures qui ne valent pas la peine d'être connues et ne méritent que votre peur et votre mépris", que voulez-vous que je vous dise, sinon : "C'est faux, allez vous renseigner dessus, prenez le temps d'apprendre à les connaître, lisez des livres d'anthropologie, tenez-vous au courant de la recherche et faites-vous au moins votre propre avis !"

La science n'a jamais été autant à la portée du premier venu. Partout se tiennent des conférences pour le grand public, partout on publie des manuels pour étudiants et des livres de vulgarisation scientifique, partout sur Internet les sites des musées (le Louvre, le Quai Branly) et des institutions (l'Ecole des hautes études en sciences sociales, l'INALCO, etc.) regorgent de choses passionnantes. Jamais un individu n'a été aussi proche de tout ce que le monde peut lui offrir de surprenant, de déroutant aussi, mais aussi de stimulant, d'enrichissant. Jamais un humain n'a eu autant de moyens faciles de se renseigner sur la façon dont, partout sur la planète, vit tout le reste de l'humanité. C'est une époque inédite, révolutionnaire sous certains aspects. Les différentes cultures humaines se rapprochent, se confrontent, se découvrent, entrent en émulation les uns par rapport aux autres, s'entraident. L'humanité peut enfin se connaître elle-même. Il faudra bien qu'elle s'accepte telle qu'elle est, sous toutes ses couleurs, dans toute la richesse de ses cultures.

La recherche des moyens de vivre ensemble en paix sur cette planète, dans un environnement à la survie duquel notre survie à tous est étroitement liée, est une recherche qui ne remet en cause aucun des droits fondamentaux auxquels notre culture locale française se dit si attachée ; cette recherche, portée par des gens de conviction issus de tous les coins du globe, a déjà commencé : elle s'appelle ONU, UNESCO, droits de l'homme. Dans cette quête de l'entente entre les cultures, une quête périlleuse mais faisable et qui ne peut que se faire, il n'y a rien à craindre, sinon la crainte elle-même et les rejets violents auxquels elle peut conduire. Les forces de la peur sont à l'oeuvre au sein de toutes les cultures, y compris la nôtre. Elles paralysent, débranchent les cerveaux, changent les lois en armes et la pensée en justification malhabile de préjugés purement émotionnels. Aucun peuple, si civilisé qu'il se targue d'être, n'est à l'abri de ces forces stériles et mortifères, qui ne conduisent nulle part sinon à la guerre.

Or, s'il est indéniable qu'il y a confrontation d'idéologies, débat d'idées et de valeurs, négociation ferme sur la recherche d'un consensus autour de valeurs et de droits communs à toute l'humanité, le rejet en bloc de cultures entières comme inférieures ou négligeables ne mène nulle part. Pire : il revient à nier les libertés fondamentales que nous prétendons défendre. Où est l'égalité entre les hommes si certaines "civilisations" sont "inférieures" à d'autres ? De quel droit une culture s'érige-t-elle en guide de l'humanité entière ? Depuis quand faut-il imposer nos valeurs par le mépris, au lieu d'en discuter dans le respect et la raison avec nos voisins des autres continents ? Depuis quand un tel passage en force est-il même possible ? Quand a-t-il déjà fonctionné par le passé ? Quand n'a-t-il pas mené à la guerre, à des morts stériles, à des destructions qui ont contraint des peuples entiers à se reconstruire péniblement pour ressortir de la pauvreté au lieu de jouir de la prospérité à laquelle chacun ici a droit ?

J'en viens par là au troisième et dernier aspect qui me révolte profondément dans les propos de M. Guéant : son ineptie politique totale. Le gouvernement prétend avoir un projet, une vision, des valeurs pour la France ? La vérité se fait jour dès qu'on y réfléchit une minute, et la réalité n'est pas belle à voir : il n'y a dans de tels propos, dans un tel projet, ni vision pour la France, ni vision à long terme pour le rôle de la France dans le monde, ni le moindre souci de l'avenir du pays et du monde. Brandir le concept de civilisation sans savoir ce que c'est, penser le monde en termes de blocs étanches condamnés à s'ignorer mutuellement ou à s'affronter les uns aux autres, réinstaurer une hiérarchie entre les cultures que d'innombrables peuples, dont le peuple français, ont déjà fermement refusée par le passé (sinon l'ONU n'existerait même pas !), ce n'est pas seulement aligner des affirmations complètement fausses avec cet aplomb propre aux langues que la stupidité débride, c'est aussi conduire un pays entier droit dans le mur.
Comment M. Guéant, M. Hortefeux, M. Ferry, M. Sarkozy imaginent-ils l'avenir du monde ? Quelle est leur réflexion sur les sujets cruciaux que sont la paix dans le monde, la pauvreté, la faim, l'affirmation des droits humains pour tous, la préservation de l'environnement (c'est-à-dire de nous-mêmes) ? Leur arrive-t-il d'imaginer l'expérience de l'altérité autrement plus déroutante que représenterait un hypothétique contact entre l'humanité et des "civilisations" extra-terrestres ?
Non, il n'y a aucune vision, aucun projet, aucune politique digne de ce nom à la tête de ce pays en cette fin de quinquennat. Il n'y a qu'une pensée à courte vue, produit d'une réflexion politique dévoyée, mise au service de petits intérêts, et exprimée dans un style douteux par des politiciens opportunistes qui ne voient leur survie que dans le proverbe "Diviser pour mieux régner". La paresse et l'étroitesse d'esprit les gouvernent : plutôt que de se hausser à la hauteur de leurs responsabilités, ils préfèrent réduire le monde à leurs dimensions. Jamais cela n'a fonctionné pour personne. Les conséquences d'une telle attitude, en revanche, manquent rarement d'être catastrophiques. Un seul terme, au delà des clivages de partis, peut qualifier une pareille attitude : irresponsable et suicidaire.

Quoi qu'il en soit de l'avenir, le futur gouvernement, quel qu'il soit, aura une lourde tâche à accomplir pour restaurer la crédibilité de la France parmi les nations du monde. La honte est sur nous. Après de pareils propos sur les civilisations, comment la France pourra-t-elle siéger à l'ONU, aux côtés des 192 autres pays des Nations unies ? Comment pourra-t-elle participer encore à l'UNESCO, dont le siège est à Paris, alors que de pareils propos niant la dignité humaine la plus basique sont quotidiennement tenus à l'approbation générale du parti majoritaire ? Comment pourra-t-elle prétendre inscrire les éléments les plus représentatifs de sa propre culture au Patrimoine mondial de l'humanité, si elle ne regarde pas elle-même comme égales en valeur l'ensemble des autres contributions qui y sont apportées par les autres pays du monde ?
Allons-nous donc proposer de hiérarchiser les cultures ? Tant que nous y sommes, et avec des fondements théoriques si commodes, n'allons-nous pas demander de rétablir l'esclavage, au nom de cette infériorité naturelle de certaines civilisations ? Non ? Alors que dire ? Comment parler ? Comment nos diplomates parviendront-ils à ne pas rougir, bredouiller et se voiler la face après des propos pareils ? Où est notre dignité, où est la civilisation dans de pareilles phrases ? Nulle part. Il n'y a rien à dire. Il n'y a qu'à se taire. Ou plutôt, il est urgent de faire taire des propos pareils, une fois réfutés, sinon la France entière n'aura plus qu'à prendre quelques vacance sur la face cachée de la Lune histoire de faire oublier le ridicule dont nos politiciens la couvrent devant toutes les nations du monde.
Comment enfin le peuple français pourra-t-il prétendre s'exprimer encore au sein d'institutions si indispensables, qu'il a parfois contribué à créer lui-même, alors que ses porte-paroles foulent aux pieds les droits fondamentaux que ces institutions sont chargées de défendre ?

Il ne s'agit pas ici de clivages politiques. Je gage que nombre d'hommes et de femmes politiques de droite ont été consternés par la ligne idéologique dangereuse et stérile actuellement adoptée par le parti majoritaire. A l'heure qu'il est, j'entends nos diplomates, de droite comme de gauche, sangloter ou s'arracher les cheveux ; j'entends les seuls politiciens dignes de ce nom, ceux qui ont étudié les sciences humaines et pas seulement l'économie ou le marketing, se désoler des abîmes d'imbécillité où de tels propos entraînent le débat politique. J'entends tous ceux qui ont étudié l'histoire sur le long terme s'inquiéter à juste titre, non pas tant pour les mauvais souvenirs que de tels propos rappellent, mais pour les situations inédites et tout aussi dangereuses qu'ils risquent d'amener. Où est passée la droite républicaine, celle qui l'est réellement dans sa pensée et pas seulement dans les limites du cérémonial institutionnel ? Où sont passés les gens de droite qui réfléchissent vraiment ? Qu'attendent-ils pour reprendre le dessus ? Pendant ce temps, la gauche s'indigne à raison. Elle se dit républicaine et elle l'est. Les conséquences d'un tel clivage ne se feront pas attendre longtemps : je doute que la droite y gagne grand-chose. Je ne peux que me désoler de voir resurgir en France une droite antirépublicaine, faite d'hommes si irresponsables aux idées aussi honteuses.

D'ici là, lisez du Lévi-Strauss, ses conférences et ses livres les plus courts sont très accessibles. Race et histoire, par exemple. Ou bien n'importe quel manuel d'introduction à l'anthropologie. C'est une science encore trop peu connue du grand public (comme toutes les sciences humaines), mais qui nous a déjà énormément apporté (... comme toutes les sciences humaines). Et ce ne sont pas quelques grandes phrases imbéciles qui m'empêcheront de tout faire pour inciter les gens à élargir leur vision du monde.
Qu'on se fasse l'avis qu'on veut sur les cultures humaines, sur la situation du monde aujourd'hui, sur la direction dans laquelle il convient d'aller et sur les moyens qu'il faut mettre en oeuvre pour cela. C'est à chacun d'en juger selon ses propres idées. Mais qu'on le fasse en connaissance de cause, en s'appuyant sur une démarche initiale respectueuse des valeurs auxquelles nous prétendons adhérer nous-mêmes, et non pas dans un geste de mépris vaguement habillé de théories creuses.

EDIT : Outre la tribune publiée par des chercheurs en anthropologie sur Rue89, un passionnant entretien du Monde avec l'anthropologue Françoise Héritier (paru aujourd'hui) décortique les propos de Claude Guéant et de Luc Ferry avec beaucoup de clarté.

1 commentaire:

  1. "Le métier de l’historien est de donner à la société qui est la sienne le sentiment de la relativité de ses propres valeurs." (Paul VEYNE)

    Sur le paragraphe dont est extrait la phrase "C'est une science encore trop peu connue du grand public (comme toutes les sciences humaines)" : du point de vue de l'édition scientifique, il y a bien longtemps que l'âge d'or de Lévi-Strauss est révolu... alors longue vie à toutes les initiatives autour du libre accès aux données de la recherche en sciences humaines et sociales, et que le Web en tant que vecteur de diffusion scientifique et d'adjuvant aux relations entre science et société continue de tisser sa toile, quel qu'en soit le médium (blogs, revues, archives ouvertes, réseaux sociaux, sites de valorisation...).

    Merci pour cet article.

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