samedi 2 novembre 2013

Questions de chronologie

En ce moment, je suis en plein dans la rédaction de mon chapitre 3. Il va me servir à essayer de faire la part des choses entre les choix qui relèvent du genre que mes auteurs ont adopté (malgré les nombreuses raisons qui font qu'une comparaison entre Tacite et Suétone est tout à fait valable et légitime, il n'en demeure pas moins que le premier écrit des ouvrages d'histoire et le second des biographies) et ceux qui n'en relèvent pas.

J'ai d'ailleurs été un peu coincée, parce que j'avais fait un plan, puis commencé à mettre en ordre mon matériau pour la première sous-partie, sauf qu'entre temps j'ai oublié que ce n'était qu'une sous-partie et je me disais "Ça va être vite fait, c'est cool ! un chapitre rapide !" Quand je me suis rendue compte de mon erreur (à peu près au moment de commencer à rédiger ladite sous-partie), j'ai félicité mon moi d'une semaine auparavant d'avoir en fait prévu quelque chose d'aussi complet, mais ça m'a quand même un peu coupé les jambes.

Et donc, en ce moment, je couche par écrit tout ce que j'ai creusé côté ordre chronologique ou catégoriel. Il faut savoir que, si Tacite procède grosso modo chronologiquement, Suétone, lui, une fois que son empereur a pris le pouvoir, utilise les premières mesures de son règne pour procéder par catégories : mesures politiques, mesures judiciaires, comportement civile, femmes, vices, etc. Et ce qui m'amuse, c'est que Tacite ne procède absolument pas comme on pourrait s'y attendre de la part d'un historien.

 (Détail des Fastes de Préneste ; photo prise par Bibi, au Palazzo Massimo, à Rome)

Je n'ai pas fait d'études d'histoire. Tout ce que je sais de la méthode historique, c'est ce que j'en ai pratiqué en prépa et ce que j'en ai vu en assistant à des séminaires d'histoire ancienne ou en entendant des copains préparer l'agrèg'. Je me rappelle que quand je passais une colle ou faisais une dissertation, mon obsession, c'était la périodisation : trouver des périodes, justifier le début et la fin de la chronologie et essayer de me mettre dans la tête toutes ces dates, alors que mon cerveau refuse obstinément de retenir tout ce qui ressemble de près ou de loin à un chiffre (si vous me donnez votre adresse postale, je me souviendrai sans problème du nom de la rue et de la ville, mais ce sera le néant pour le numéro de maison et le code postal).

Je savais bien que la science des dates est une science des cons ; d'ailleurs je retenais bien mieux les évolutions et ce qui était arrivé avant ou après quoi, que les détails du genre "quelle était la date de naissance de Poincaré ?". Les réac' (je n'ose pas les appeler "historiens réac'", ce serait trop d'honneur, leur travail n'est pas celui d'historiens - et ce quel que soit leur formation de départ et le contenu de ce qu'ils disent) qui râlent sur "la perte de repères historiques", ce qui veut dire pour eux la fin de l'histoire comme une succession d'hommes providentiels et de dates à ânonner avec une stupidité mécanique sans y rien comprendre, me font donc franchement râler.


 (Détail des Fastes d'Antium ; photo prise par Bibi, au Palazzo Massimo, à Rome)

Ce qui m'amuse le plus, dans leur discours, c'est qu'ils donnent l'impression que, de tout temps, l'homme s'est posé la question de la poésie le "véritable" enseignement de l'histoire a été l'apprentissage par coeur de séries de dates, le fait de s'agripper solidement à une chronologie rigide en ne s'intéressant qu'à cela, pour avancer à travers les siècles. Et bien figurez-vous que Tacite, la chronologie, dans les Annales, il s'en fout.

Je ne parle pas de la succession chronologique : Tacite ne raconte pas les événements dans l'ordre qu'il veut, au petit bonheur la chance ; en vérité, il suit même attentivement l'ordre de sa source principale, qui est, en particulier dans les six premiers livres, les acta senatus (qui devaient être des sortes de compte-rendus des séances du Sénat). Par contre, il ne donne aucune date à part l'entrée en fonction des consuls ; quelques morts sont éventuellement signalées comme ayant eu lieu fine anno ("à la fin de l'année" ; et encore, la dimension catégorielle entre en compte là dedans : ce sera ma deuxième sous-partie), mais pour le reste, c'est dehinc ("ensuite"), sub idem tempus ("à peu près au même moment") ou encore eodem anno ("la même année").

Un peu vague, non ? On imagine les commentaires d'un prof d'histoire d'aujourd'hui lisant une copie où tout s'enchaînerait de cette manière...

Une telle pratique veut dire deux choses.

D'abord, que le cadre chronologique n'était pas, pour Tacite, quelque chose de rigide qu'il lui fallait toujours mentionner très précisément. Apparemment, du moment que chaque événement était dans la bonne année et se trouvait plus ou moins à sa place dans la succession temporelle (plus ou moins, parce que, s'il les cite à la place où il les a trouvés dans les acta senatus, cela signifie qu'ils apparaissent dans son oeuvre au moment où le Sénat en prend connaissance et non, stricto sensu, au moment où ils adviennent), cela suffisait. De fait, mon Menhir Bibliographique a montré qu'il a construit cette oeuvre comme une succession et un enchaînement de thèmes (par exemple la fragilité de la position de Tibère au début de son règne). Ce n'est pas de l'histoire du temps long, loin de là, mais il me semble qu'il y a quand même là quelque chose qui y ressemble, dans la liberté prise par rapport au cadre chronologique "nez dans le guidon".

Ensuite, cela montre que son public était tout à fait prêt à accepter cela. Si les Romains avaient été de véritables maniaques de la date (et pourtant, on sait avec quel soin ils pouvaient commémorer certaines victoires ou défaites ou encore faire des rapprochements du type "Néron a appris le soulèvement des Gaules le même jour que celui où il a fait exécuter Octavie - oh bien ça, alors, si c'est pas une coïncidence significative !"), ils n'auraient pas supporté qu'on leur dise : "alors à peu près au même moment, on a enfin réussi à battre cet enfoiré de Tacfarinas". Et pourtant, on ne peut pas les accuser de n'en avoir rien à faire de leur "histoire nationale". C'est même tout le contraire, quand on sait quels enjeux de pouvoir cela représentait pour eux, sur le moment comme bien après.


 (Trajan s'en fichait tellement de célébrer sa campagne en Dacie qu'il a érigé cette colonne uniquement pour rappeler combien de terre il a fait enlever à la colline d'à côté pour construire son propre forum ; bah oui, c'est la vérité, c'est ce qu'il a fait écrire dessus ; comment ça, il ne faut pas croire tout ce qu'on dit ? ; photo par Jüppsche, pour Wikipedia Commons)


Moralité ? Les formules de type "de tout temps, l'homme..." sont une vaste fumisterie et n'importe qui s'intéressant un minimum à l'histoire devrait le savoir. Oh, mais attendez : ce n'est pas l'histoire qui intéresse ces réac', mais ce qu'une vision sciemment biaisée peut leur apporter politiquement.

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