dimanche 24 février 2013

ATER, ATER... C'est pas un insecte, ça ?

Comme ce soir je suis fatiguée et que je n'attends qu'une chose, pouvoir me glisser sous la couette et roupiller tout mon saoul jusqu'au réveil lundimatinal, je vais me contenter de répondre à cette Question Que Vous Vous Posez Tous : ATER, kesaccò ?

Commençons par le commencement : lorsque vous commencez une thèse, si vous êtes chanceux, vous obtenez un contrat doctoral de trois ans, souvent avec mission d'enseignement (encore que, là où je suis, il semble que les difficultés financières aient pour conséquence que c'est devenu comme les antibiotiques : pas automatique). Ça, c'est moi.

Grand Turk (Caraïbes)

(Vu le temps dont nous sommes gratifiés en ce moment, je vais faire comme mon frère, qui m'envoyait des photos de Bora-Bora par mail pendant mon année d'agrèg', ce petit vicelard ; toutes les photos de cette note ont été prises à Grand Turk, aux Caraïbes, par Gerandlg ; source : FlickR) 

Théoriquement, au bout de ces trois ans, vous avez fini votre thèse. Sauf que cette durée n'a pas été fixée en fonction de ce qui était jugé nécessaire pour parvenir à un résultat scientifiquement acceptable, mais en coupant plus ou moins au milieu de la durée moyenne, en prenant comme principal référent les thèses de sciences dites "dures" (il faut dire qu'il était difficile de prendre comme référent les thèses de SHS faites en dix ans - autre temps, autres moeurs - soupir).

Résultat : si les physiciens et les biologistes, quand ils obtiennent assez vite quelque chose d'intéressant, peuvent finir dans les trois années fixées, les matheux, eux, se font souvent chier comme des rats morts au bout d'un an et demi et les gens de SHS... les gens de SHS tentent de jongler entre rendre un travail de qualité et ne pas trop tirer sur la corde, sachant que les critères selon lesquels ils seront évalués restent encore, dans un certain nombre de cas, ceux des thèses en dix ans. Cela m'a valu ce bon conseil de Chef : "Faire votre thèse en trois ans ? Non seulement ce n'est pas envisageable avec votre double corpus, mais en plus on vous attendrait au tournant."

(Je précise toutefois que je connais personnellement un cas de génie surhumain ayant brillamment fini en trois ans sur injonction de son directeur, ce que son jury de soutenance a très obligeamment pris en compte dans son évaluation.)

A cela s'ajoute que, quand bien même vous auriez fini, soutenu et tout et tout, il vous reste encore à être choisi pour un poste de maître de conférence.



A la fin du contrat doctoral, que vous ayez fini ou non, vous entrez donc dans un entre-deux et vous postulez pour des postes d'Attaché Temporaire d'Enseignement et de Recherche, les fameux ATER.

Concrètement, qu'est-ce que ça change ?

Eh bien, dans tous les cas, vous travaillez plus que lorsque vous étiez doctorant contractuel (192 heures à temps plein, 96 heures à temps partiel, contre 64 heures maximum avant), ce qui s'explique aisément par le fait que vous êtes censé soit avoir terminé, soit être en train de terminer votre thèse (vous devriez avoir plus de temps, donc), pour gagner, en revanche, soit à peu près autant que votre ancienne bourse de thèse (environ 1600 euros par mois en temps plein), soit carrément moins (entre 1100 et 1200 euros par mois).

Université, ton univers impitoyable...

La suite dépend des disciplines. Grosses restrictions budgétaires partout obligent, il y a de moins en moins de postes d'ATER (et ce alors que les facs en auraient parfois cruellement besoin - mais ça coûte moins cher de payer des vacataires, pourtant hors université, parce qu'ils n'impliquent pas de cotisations sociales à verser). Alors soit les facs choisissent de garder des postes d'ATER pleins et donc d'en donner à moins de gens, soit elles proposent des postes de demi-ATER, qui profitent à plus de gens, qui disent adieu aux fruits et légumes et bonjour aux pommes de terre, mais qui ont au moins un revenu régulier à peu près stable (ai-je précisé que les vacataires ne commençaient à être payés qu'APRÈS la fin des cours qu'ils ont donnés ? oui, parce que, quand on est vacataire, on n'a pas besoin de sous pour la vie de tous les jours).



En ce qui me concerne, si je ne trouve rien du tout, j'ai toujours ma "bouée de sauvetage" (qu'il est assez indécent d'appeler ainsi, vu la situation actuelle en France et encore plus lorsque je suis en Italie) : l'agrèg'. Comme mon contrat arrive à sa fin, j'ai été bien obligée de me signaler au Ministère, qui devrait, dans le "pire" des cas, m'assigner un poste (probablement de TZR) à la rentrée.

Comprenez-moi : ce n'est pas que je ne veuille absolument pas enseigner dans le secondaire, malgré l'impréparation totale qui serait la mienne dans ce cas (enseigner à des étudiants, ce n'est pas la même chose que faire cours à des gosses de 14 ans, ne serait-ce que parce qu'on ne peut pas leur dire quand ils dépassent les bornes : "Vous n'êtes pas obligé d'être là ; prenez vos responsabilités, je ne vous retiens pas" - ce que, soit dit en passant, je n'ai jamais été obligée de déclarer). Je vous assure aussi que, vu mon appart' actuel, je rêverais presque de ce salaire, mirobolant vu d'où je suis (environ 1800 euros par mois, si je ne m'abuse), qui nous permettrait, à Chéri et à moi, de rassurer suffisamment un propriétaire pour qu'il nous loue un toit un peu plus grand que celui où nous sommes en ce moment. Parce que, pour le moment, une thésarde + un musicien, même sérieux et gagnant leur vie, ce n'est pas exactement le tiercé gagnant dans l'absurde et insupportable parc locatif parisien.

Le problème, c'est que, une fois sorti de l'univers universitaire, il est difficile d'y rentrer. Si j'ai bien compris, il n'est pas toujours évident, dans les commissions de recrutement, qu'un passage dans le secondaire n'est pas nécessairement synonyme de rupture totale avec le monde de la recherche, même s'il est de plus en plus fréquent (sachant que certains commissions peuvent aussi vous reprocher de ne pas avoir eu d'expérience dans le secondaire - c'est beau, la cohérence de la schizophrénie universitaire). Ce qui veut dire qu'il faudrait aussi être prêt à tuer sa mère pour avoir une vacation EN PLUS de son temps plein de prof en collège ou lycée. Et va finir ta thèse dans des conditions idéales, avec ça.

Bref, évidemment, le Top du Top de mes Rêves d'Or et d'Argent, c'est un poste d'ATER plein. Mais il ne faut pas trop rêver et, surtout, quelle que soit ma situation l'année prochaine, il y aura des avantages et des inconvénients. Comme toujours dans la vie, quoi.


(Oui, je sais, tant de mer alors qu'il neige dehors, ça ne va pas arranger notre santé mentale, à vous et moi ; il était temps que ça s'arrête)

dimanche 17 février 2013

C'est moi ou bien...?

Depuis que je suis entrée en troisième année de thèse et que la fin de ma bourse se profile de jour en jour, sans qu'il soit en au aucun cas vraisemblable que, avec une thèse littéraire et un double corpus, j'aie fini d'ici à septembre prochain (peut-être au septembre d'après et encore - ça dépendra de ce que j'aurai l'an prochain), je dois envoyer des ondes particulières.

D'abord parce que Chef commence à me demander quand je compte finir ("Mon autre thésard m'a annoncé qu'il aurait fini d'ici la fin de l'année !" => après recoupage involontaire des infos, c'est plutôt Chef qui lui a demandé d'avoir fini d'ici là) et à déjà se demander qui pourrait bien faire partie de mon jury (accroissement du taux de stress garanti rien qu'à l'idée d'avoir en face de moi mon Menhir bibliographique - et il faut absolument qu'il soit dans mon jury, j'en suis moi-même archi convaincue).

Ensuite parce que tout le monde, dans ma famille, se met à me demander si j'avance. J'ai pu en avoir un florilège le jour de mon anniversaire.

Ma grand-mère : "Alors, ça avance, ta thèse ?" Moi : "Oui, oui, ça avance. Ce n'est pas toujours facile, ni rapide, mais ça avance." Ma grand-mère : "Ben ça avance quand tu veux bien, hein ! Alors ne t'inquiète pas ! Bon, je te laisse, tu dois être en train de te faire à manger pour vite retourner travailler !"

Euh... comment dire ? En vérité, j'envisageais plutôt d'aller prendre une douche...

(Ceci n'est pas une thèse ; "Crystal Shower", photo par Dean Ayres ; source : Fotopedia)

Ma mère : "Ça va ? je ne te dérange pas ? Je t'ai sûrement interrompue dans ton travail ?" Moi : "Oh, tu sais, je compte des occurrences en ce moment, alors, être interrompue, c'est plutôt cool, ça me fait une pause" J'étais sur le point de tester ma première recette de galettes bretonnes.

Galettes: il risultato

(Ceci n'est pas non plus une thèse ; photo par Paola ; source : FlickR)


Mon père : "Et alors, tu en es où, de ta thèse ?" Moi : "Je compte des occurrences. Je trouve des choses, mais pour le moment ce n'est pas très épanouissant. Je vais envoyer une proposition de communication pour un colloque à Montpellier, aussi." Mon père : "Ah, c'est bien, ça ! Surtout que tu es dans la dernière ligne droite, là !" Oui, dans un an, un an et demi...

(Nota : je ne suis pas financée par ma famille, puisque j'ai eu une bourse.)

Je ne sais pas si je dois préférer ça à mes amis ayant commencé après moi et s'écriant "QUOI ! tu es DÉJÀ en troisième année ???!!!" ou à mes frères racontant que je passe mes journées à glandouiller.

dimanche 10 février 2013

Conte de période de correction de copies

En cette veille de départ en Italie (oui, je sais, à cette seconde même, vous êtes en train de me haïr ; dites-vous bien que mon statut de thésarde semestrialisée et suffisamment avancée dans son travail me permet de travailler - à peu près - n'importe où, donc ce sera une semaine comme les autres, à part que je chasserai les occurrences à Bologne au lieu de Paris), un petit conte de Noël de période de correction de copies, en ce début de second semestre.

Il était une fois une AMN qui avait été chargée d'un cours de latin débutant et qui corrigeait donc les chefs d'oeuvre de ses étudiants rendus lors du partiel final. Cette classe avait été sympathique et relativement participative et, comme son masochisme l'avait poussée à leur coller de petites interros à chaque début de cours, les étudiants qui la composaient avaient été forcés d'apprendre au fur et à mesure, ce qui faisait que le partiel terminal était tout à fait honnête (reste à voir ce que ça donnera au second semestre, un mois sans latin ayant en général des effets ravageurs sur les mémoires étudiantes).

C'est alors qu'un Drame se produisit : deux copies, à quelques étudiants d'intervalle, parfaitement semblables. De menues différences dans les réponses aux premiers exercices, mais les deux derniers, en particulier l'exercice de traduction, absolument identiques.

 (Copie d'un type de représentation de Vénus inventé par le sculpteur grec Praxitèle, appelée "Vénus de Cnide" ou "Vénus pudica" - parce qu'elle cache son sexe -, ici statue grecque exécutée par Ménophantos, au Ier siècle avant J.C. ; Rome, Palazzo Massimo ; photo par Jastrow ; source : Wikipedia Commons)


A ce stade-là, notre monitrice est tout particulièrement énervée. En plus, il s'agit d'étudiantes ayant eu de très bonnes notes toute l'année aux petites interros, donc avoir copié à ce point est tout bonnement incompréhensible. Coup de gueule en chambre, arrêt de la correction de la seconde copie, zéro collé aux deux. Faut pas se foutre de ma gueule non plus.

Le partiel ayant eu lieu pendant la dernière séance, les copies sont déposées à côté du secrétariat, dans une enveloppe kraft, afin que les étudiants puissent les récupérer s'ils le désirent. De mon côté, je calcule les moyennes de tout le monde, en comptant, comme annoncé, la moyenne des petites interros pour la moitié de la note finale, le partiel terminal pour l'autre moitié. Comme j'arrondis systématiquement au demi-point supérieur quand les comptes ne tombent pas juste et ont avec des décimales en paquet, mes deux copieuses se retrouvent avec 10.

C'est alors que se joue l'acte 2. Mail de l'une d'elles : "Madame, on travaille et on révise ensemble, c'est pour ça qu'on a les mêmes erreurs. Si vous voulez, je suis d'accord pour refaire le partiel." Evidemment, moi pas d'accord du tout : si on commence à faire refaire le partiel aux étudiants ayant triché, où est le problème ? Comme c'est un cours optionnel, j'ai déjà décidé de ne pas les signaler à la commission des examens et elles n'iront finalement pas au rattrapage, elles s'en tirent donc finalement à assez bon compte. Je réponds avec un mail assez sec, expliquant que je ne suis pas soupçonneuse de nature, mais qu'il ne faut quand même pas pousser mémé dans les orties (ça m'a rappelé la fois où j'avais demandé à un étudiant ayant copié son commentaire sur "Dissertationsgratuites.com" comment, sans prendre en compte le fait que ce genre de site ne regroupe que du "contenu" écrit par des glandus, il pensait que, travaillant sur la littérature, je n'allais pas me rendre compte de son soudain changement de style).


(Oh ben dites donc, ce ne serait pas plus ou moins le même type de statue que dans la photo précédente ? Les deux sculpteurs auraient donc travaillé ensemble ???!!! ; Vénus dite "du Capitole", autre version de la Vénus de Cnide, copie romaine d'époque antonienne, i.e. vers le milieu du IIème siècle après J.C. ; Rome, Musée du Capitole ; photo : Bibi)

Et là, coup de théâtre : elle reconnaît avoir copié, dit qu'elle a paniqué parce qu'elle n'avait pas assez révisé et demande à garder son zéro, mais qu'au moins sa copine ait sa vraie note et ne soit pas sanctionnée pour quelque chose qu'elle n'avait pas fait. Courageuse, cette étudiante, parce qu'elle aurait pu faire la morte en se contentant de son 10 de moyenne et ne pas cracher le morceau ; particulièrement loyale envers sa camarade, aussi, pour les mêmes raisons. Je lui ai donc laissé sa note et je me suis contentée de mettre zéro aux deux exercices que sa camarade lui avait laissé recopier, ce qui lui remontait très notablement sa moyenne à 17.

(Aristote est content : coup de théâtre et retournement de situation ! ; copie romaine d'un bronze perdu de Lysippe, Musée du Louvre, collection Borghese ; photo par Eric Gaba ; source : Wikipedia)


Morale de l'histoire :

- étudiants qui avez appris toute l'année, ne paniquez pas pendant le partiel ! Il vous en restera toujours quelque chose et vous êtes sûrs que votre note ne peut pas être pire qu'un zéro pour copie éhontée et gros foutage de gueule au nez et à la face de votre enseignant. Surtout quand le système de contrôle continu vous assure que la moitié de la note finale est excellente !

- pour les mêmes raisons : étudiants qui laissez votre pote en panique copier sur vous, ce n'est un service à rendre ni à vous, ni, surtout, à lui !

- petite AMN de latin qui croyait vaniteusement commencer à avoir de l'expérience en surveillance : la prochaine fois, pas d'ordi, pas de bouquin, même si tu n'es pas en amphi, que tes oreilles sont en alerte et que tu scannes très régulièrement l'ensemble de la salle. Tu t'es faite avoir jusqu'au trognon, comme une bleue.

(Coucou ! Je suis de retour !)

dimanche 3 février 2013

Meet with Livia

Ça fait un moment que je n'ai pas fait de "seconds couteaux" et mon débordement "féministe" m'a donné l'idée de traiter de ces encore plus grandes oubliées de l'histoire romaine : les femmes. En particulier d'une d'entre elles : Livie.

Livie est la femme d'Auguste et la mère de Tibère. N'en concluez pas pour autant que le second est le fils du premier : il sera adopté par lui, certes, mais, pendant fort longtemps, il ne sera "que" son beau-fils.

Tibère et son frère cadet Drusus sont en effet les fils d'un premier mariage de Livie avec un certain Tiberius Nero, membre comme elle d'une des plus vieilles gentes romaines de la fin de la République, les Claudii. A ce titre, il n'apprécie pas vraiment que le pouvoir passe des mains du Sénat à celles d'un seul homme et se retrouve donc dans le camp opposé à celui d'Octave, le neveu de César et futur Auguste. Cela lui vaudra de devoir partir en exil pour échapper à ses adversaires, mais il sera suffisamment intelligent pour comprendre qu'il n'était pas du bon côté et aura l'échine suffisamment souple pour se faire pardonner ses "errances", Octave ayant bien retenu de son oncle que la clémence est souvent bien plus intéressante que l'exécution systématique d'opposants qui pourraient potentiellement se repentir.

(buste d'Auguste au Musée du Capitole, à Rome ; photo : Bibi)

Octave rencontre donc Livie, déjà mère de Tibère. Je ne vous vendrai pas du rêve et du romantisme, ma thèse ne m'oblige pas (encore) à creuser de ce côté-là, ce qui veut dire que je ne sais pas exactement ce qui s'est passé. Imaginez-vous ce que vous voulez, coup de foudre d'un côté, des deux, pur désir sexuel, calculs politiques : c'est sans doute un peu de tout cela à la fois. Toujours est-il que Tiberius Nero accepte de "donner" sa femme à Auguste, qui l'épouse alors qu'elle est à nouveau enceinte de six bons mois de son premier mari (à Rome, ça ne pose pas de problème de filiation : l'enfant reste celui du premier mari et sera éduqué dès que possible chez ce dernier et non chez sa mère ; il se trouve que Tiberius Nero mourra assez vite après, ce qui ramènera les deux garçons chez leur mère et leur beau-père).

Livie sera la compagne de vie d'Auguste, toujours à ses côtés, incarnant, dans sa politique de "restauration morale", une sorte de matrone idéale, pudique, chaste, aimante, etc. Sa maison est située tout près de celle d'Auguste, sur le Palatin. L'empereur mourra dans ses bras et les soupçons d'empoisonnement rapportés par Tacite pour faire un parallèle avec la mort de Claude sont, à juste titre à mon avis, repoussés avec des cris d'horreur (doublés d'une indulgence qu'ils n'auraient pas si c'était Suétone qui en avait parlé) par tous les biographes que j'ai pu lire jusque là.

(intérieur de la maison d'Auguste - j'ai des photos de celle de Livie, mais elles ne sont pas terribles, parce qu'elle était en travaux)

A présent, laissons de côté toutes ces questions auxquelles il est impossible et inintéressant de répondre, du genre "est-ce que Livie aimait vraiment Auguste ? ou bien que son mari ait renoncé à elle aussi facilement lui a-t-il brisé le coeur ?". Dites-vous bien qu'à Rome, en particulier pour les Romains de la fin de la République, les mariages d'amour sont de douces plaisanteries : épouser quelqu'un, c'est mettre au point une alliance politique entre deux familles, et on divorce extrêmement facilement quand les vues des uns ne correspondent plus à celles des autres. Pensez à la rupture entre Pompée et César, qui a eu lieu, comme par hasard, après la mort de la fille du second, qui, là encore comme par hasard, avait épousé le premier (d'environ quarante ans son aîné, si je ne m'abuse).

En ce qui me concerne, la figure de Livie est intéressante à deux points de vue : 1) la question de l'héritier du pouvoir ; 2) les problèmes de légitimités concurrentes.

Le point 1 découle directement de ce que Auguste a eu une fille avec sa première femme et Livie deux fils avec son premier mari, mais qu'ils n'ont jamais réussi à avoir d'enfant ensemble. Auguste n'avait donc pas de fils à qui il pouvait envisager de transmettre l'empire, ce qui, du coup, a accentué l'importance politique des mariages dans sa famille, parce que la transmission du pouvoir ne pouvait se faire que par les femmes. Tout d'abord, sa soeur, Octavie, dont le fils, Marcellus, avait l'air bien parti, mais meurt de maladie à dix-neuf ans. Pour lui, Auguste avait fait construire un immense théâtre au nord du Capitole, qui porte encore son nom et qu'il fit quand même inaugurer par sa soeur. Personnellement, je ne peux pas passer devant sans avoir un serrement de coeur en imaginant ce que ça a dû être de perdre ce gosse sur lequel tant de choses reposaient.

(Le théâtre de Marcellus ; photo : Bibi)

Deuxième femme "en lice", Julie, la fille d'Auguste, qu'il a d'abord fiancée à Marcellus, puis mariée à son ami et amiral vainqueur d'Actium (oui, c'est lui qui a fait tout le boulot), Agrippa. Ensemble, ils ont eu deux filles, mais surtout trois fils. Les deux aînés prennent le relai de Marcellus, mais meurent aussi de maladie, en missions militaires et diplomatiques loin de Rome (là encore, évidemment, Tacite fait des suggestions "innocentes"... et totalement irréalistes - et pan sur le nez du fameux principe de vraisemblance dans l'historiographie romaine). Il n'en reste donc plus qu'un, Agrippa Postumus, appelé ainsi parce que né après la mort de son père, mais les historiens romains le présentent comme non nocif, mais violent et pas très intelligent, au point qu'Auguste finira par l'exiler. Une fois de plus, il est sans héritier, ce qui l'oblige à adopter Tibère, le fils aîné de Livie. Il lui fait épouser sa fille (et oui, encore !), en espérant qu'ils auront des enfants et, là encore, ça ne marchera pas. Mais c'est une autre histoire.

Auguste est donc un pro des adoptions : son neveu, ses petits-fils, son beau-fils... et, pour finir, même sa femme. Car, dans son testament, Auguste déclare adopter Livie, qui prend alors le nom d'Augusta. L'idée était sans doute de lui donner une protection supplémentaire, mais l'enfer est pavé de bonnes intentions et cela va surtout causer des problèmes à Tibère. C'est là qu'intervient mon point 2.

Car, si Livie ne commandait absolument pas aux côtés d'Auguste, en revanche elle avait l'habitude d'intervenir à des titres divers dans la vie publique romaine. Et ça, Tibère n'aime pas. Il a en effet parfaitement conscience d'être arrivé là où il est arrivé parce que sa mère a, pendant des années, plaidé sa cause auprès de son mari. Evidemment, il a de grands titres militaires, mais il en a perdu le bénéfice en décidant, du jour au lendemain et sans que personne ne sache vraiment pourquoi, de se retirer à Rhodes. Auguste l'a pris fort mal et, lorsque Tibère a voulu revenir, il lui a dit, en substance : "Tu as voulu y être, tu y restes !", ce qui n'augurait rien de bon. Là encore, c'est grâce à Livie que son fils a pu retrouver ses pénates.

(Buste de Livie, lui aussi au Musée du Capitole ; photo : Bibi)

Tibère sait donc ce qu'il doit à sa mère et tout le monde le sait avec lui. A cela s'ajoute qu'il est d'un tempérament assez "tradi", pour lequel les femmes n'ont rien à faire avec la vie publique de l'Etat romain. Il prend donc très mal toutes les initiatives que peut avoir Livie, ainsi que tous les honneurs que le Sénat a l'idée de proposer de lui décerner. Bref, c'est un sujet sensible, d'autant que l'adoption de Livie par Auguste lui confère une légitimité qu'elle utilise pour continuer sa politique, alors que son fils essaie de sortir de son ombre et de faire quelque chose de différent, tout simplement parce qu'il ne conçoit pas le gouvernement de la même manière que lui.

On a donc d'un côté la légitimité de Tibère, adopté par Auguste, revendiquant donc son héritage politique, tout en essayant de faire les choses à sa manière, et, de l'autre, celle de Livie, compagne d'Auguste et, pour ainsi dire, "naturellement" encore plus proche de lui.

D'après Suétone, leurs relations iront si mal qu'à un moment, elle lui ressortira des lettres d'Auguste déplorant son mauvais caractère ; Tibère aurait été si écoeuré qu'elle les ait gardées toutes ces années pour les lui mettre sous le nez au moment voulu qu'il se retirera à Capri : une raison comme une autre pour expliquer ce nouveau séjour sur une île, là encore assez incompréhensible pour la mentalité romaine.

Lorsque Livie mourra, Tibère ne daignera pas faire la traversée pour assister aux obsèques. Elle sera enterrée avec tous les honneurs, mais sans qu'il soit présent. Au final, une vie assez représentative des femmes julio-claudiennes : un caractère solide et le refus de n'être qu'une potiche, avec les problèmes que cela va poser aux différents "hommes de leur vie".